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dans une admirable étude des diverses formes de la fécondité vitale. « Vie, c’est fécondité. Il y a une certaine générosité inséparable de l’existence et sans laquelle on meurt, on se dessèche intérieurement. Il faut fleurir : la moralité, le désintéressement, c’est la fleur de la vie humaine.

Dans cette conscience de la fécondité qui demande à se dépenser est, d’après M. Guyau, la première origine du devoir. « Le devoir n’est autre chose qu’une surabondance de vie qui demande à s’exercer, à se donner. Pouvoir agir, c’est devoir agir. » De même, les idées et les sentiments supérieurs exercent une pression irrésistible sur l’activité humaine, parce qu’ils n’existent qu’à moitié tant qu’ils ne s’épanchent pas au dehors.

Toutes ces analyses donnent fort à penser : nous ne savons si elles convaincront les partisans de l’idée rationnelle du devoir. Vous avez montré, pourraient-ils dire, que le devoir apparaît dans la conscience tantôt comme une force d’impulsion, tantôt comme une force d’arrêt ; et vous n’avez pas eu de peine à prouver que tout sentiment, tout instinct un peu puissant est capable de jouer ce double rôle. Vous en concluez que le devoir n’est pas autre chose que ce caractère impulsif ou répressif de tout mobile énergique et persistant. Mais de ce qu’un instinct peut ressembler au devoir dans son mode d’action et même être confondu avec lui par une conscience ignorante et irréfléchie, il ne s’ensuit pas que le devoir lui-même ne soit qu’un instinct. Le devoir n’est rien, ou il est l’affirmation intellectuelle d’une nécessité idéale, de la nécessité du meilleur ; et si après cela cette affirmation influe sur la conduite de l’homme, tantôt le porte à l’action, et tantôt l’en détourne, c’est que la raison dans l’homme touche à la sensibilité et à la volonté. Ainsi l’idée devient sentiment, et le sentiment mobile. Ce n’est pas parce qu’une force irrésistible nous entraîne à l’action que nous y voyons un devoir ; c’est bien plutôt l’idée du devoir qui détermine en nous cette force même. Tant que cette idée n’est pas apparue, l’homme peut être bon ; il n’est pas encore vertueux ; il n’est pas encore né à la vie morale.

II. Mais il ne suffit pas de décrire et d’expliquer le sentiment moral. À la morale vulgaire, le « préjugé du bien » suffit ; pour le philosophe, le devoir lui-même n’est pas dispensé de donner ses raisons. Bien mieux, si l’intelligence ne réussit pas à légitimer à ses propres yeux le devoir, elle le supprimera par cela même. « Tout instinct tend à se détruire en devenant conscient. » Au risque de détruire on tout au moins d’altérer l’instinct moral, efforçons-nous, avec M. Guyau, de le justifier en le rendant conscient de lui-même.

Ici commence l’examen des divers essais pour justifier métaphysiquement l’obligation. Mais il est clair a priori que si l’idée psychologique du devoir a les caractères et l’origine que nous venons de lui assigner, il faudrait le plus invraisemblable des hasards pour qu’elle