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dans l’union avec le pur absolu. « L’infini me tente, le mystère me fascine, l’unification, l’hénose de Plotin m’enivre comme un philtre. »

Et pourtant, là non plus il ne trouve pas de satisfaction complète. L’union intellectuelle avec l’absolu n’est pas toujours « une quiétude divine, un état de l’Océan au repos, qui reflète le ciel et se possède dans sa profondeur. » Si le Nirvana a « un aspect désirable », il en a un autre qui ne l’est pas. La pensée qui cherche à saisir Dieu dans sa pure essence, s’efforce en vain de le comprendre et de le formuler. Aucune détermination ne lui convient, on ne peut le définir que par le négation, Dieu est le zéro fécond, le Rien illimité, le Néant. La pensée, dans son acte suprême, aboutit à la négation de fa pensée. L’Océan au repos devient un « effrayant mystère. » « J’éprouve une sorte de terreur sacrée, et non plus seulement pour moi, mais pour mon espèce, pour tout ce qui est mortel. Je sens comme Bouddha tourner la grande Roue, la Roue de l’illusion universelle, et dans cette stupeur muette il y a une véritable angoisse. Isis soulève le coin de son voile, et le vertige de la contemplation foudroie celui qui aperçoit le grand mystère. »

Ce naufrage de la contemplation à la manière orientale ramène quelquefois Amiel à un mode de spéculation plus occidental, plus hégélien. Il se dit que c’est assez pour le penseur de prendre conscience de la manière spéciale dont il reproduit le type universel. Il se reproche de chercher l’absolu « autrement que par la succession des contraires, Pins souvent les déboires de la contemplation l’engagent à chercher l’union avec Dieu par une autre voie que celle de l’intuition intellectuelle. C’est ici un des côtés essentiels de sa pensée.

L’idée de l’union morale avec Dieu par la volonté, par l’acceptation soumise et par la collaboration active, a eu dans la vie d’Amiel un rôle toujours considérable et qui a été en grandissant. Il a retenu de la doctrine chrétienne des notions sévères sur la sainteté et sur le péché. Il met la bonté au-dessus de l’esprit, et la limitation volontaire de l’amour au-dessus de la liberté égoïste de l’intelligence. Ces idées pratiques postulent une philosophie différente de celle à laquelle on est conduit par la simple contemplation objective. Amiel aurait voulu fonder sur ces bases un système dont il trace dans le Journal les linéaments : « Nous produisons nous-mêmes notre monde spirituel. Nous nous récompensons et nous punissons nous-mêmes sans le savoir. Ainsi tout paraît changer quand nous changeons… L’homme s’enveloppant d’une nature qui est l’objectivation de sa nature spirituelle, se récompensant et se punissant ; la nature de l’esprit parfait ne se comprenant que dans la mesure de notre perfection ; l’intuition récompense de la pureté intérieure, la science au bout de la bonté ; bref, une phénoménologie nouvelle plus complète et plus morale, où l’âme totale devient esprit. C’est peut-être là mon sujet pour mon cours d’été. » Amiel n’a pas communiqué au public le développement complet de ce programme auquel d’ailleurs, pas plus qu’à aucun autre, il ne s’est tenu