Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 18.djvu/699

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
695
ANALYSES.h.-f. amiel. Fragments d’un journal intime.

avec laquelle son tempérament intellectuel avait une parenté native. Le philosophe qui exerça sur lui l’influence la plus directe fut peut-être Krause qui, comme on sait, avait modifié dans le sens du théisme le panthéisme de Schelling.

La tendance contemplative a donc chez Amiel un caractère éminemment idéaliste. On trouve ce caractère dans son esthétique, dont l’idée dominante est le symbolisme. Un phénomène matériel n’a pour lui de beauté qu’à cause de son contenu spirituel. « Je tenais la baguette poétique, dit-il dans un moment d’exaltation artistique, et je n’avais qu’à « toucher un phénomène pour qu’il me racontât sa signification morale… Un paysage quelconque est un état de l’âme… » On retrouve le même caractère dans sa conception scientifique. Partout sous des formes plus ou moins accusées, c’est la thèse idéaliste : « Le monde n’est qu’une allégorie, l’idée est plus réelle que le fait… la seule substance proprement dite, c’est l’âme… le monde n’est qu’un feu d’artifice, une fantasmagorie sublime destinée à égayer l’âme et à la former ». « Le mystère nous assiège et c’est ce qu’on voit et fait chaque jour qui recouvre la plus grande somme de mystères… Tout ce qui est, est pensée, mais non pensée consciente et individuelle ». « La nature n’est que la parole, le déroulement discursif de chaque pensée contenue dans la pensée infinie. »

Il n’y a donc rien qui soit sans valeur, puisque en tout il y a de la pensée, du spirituel. Il n’y a rien qui soit petit, puisqu’en tout il y a un déployement, une manifestation partielle et comme une réduction de l’infini. Une intelligence superficielle s’arrête à l’apparence des choses. Mais l’intelligence philosophique pénètre dans leur intimité et partout, même au sein des plus humbles phénomènes, elle découvre quelque chose d’ineffable, de sacré, de divin.

Toutefois, dans cette manifestation de l’infini il y a des degrés. Le déroulement de la création aboutit à l’esprit conscient. « L’intelligence humaine est ia conscience de l’être. » L’homme a un double privilège. D’une part il peut prendre conscience de l’état de toutes les créatures, même de celles qui lui sont inférieures, d’autre part il peut s’élever à l’intuition de l’absolu. L’individu humain est le résumé de la création. Il est sans cesse modifié et façonné par tout ce qui l’entoure. Déjà dans l’état embryonnaire parti de l’inconscience, il a passé par des phases dont la succession reproduit analogiquement la hiérarchie du monde animal. Or, tout ce qui a été dans l’individu laisse une trace en lui. L’esprit conscient peut remonter le cours de son propre développement, replier ce qui s’est successivement épanoui, et retourner mentalement à l’état de pure virtualité, en traversant l’état des êtres qui l’ont formé ou auquel il a été semblable. Chacun possède en soi les analogies et les « rudiments de tout, de tous les êtres et de toutes les formes de la vie. Qui sait donc surprendre les petits commencements, les germes et les symptômes, peut retrouver en soi le mécanisme universel et deviner par intuition les séries qu’il n’achèvera pas lui-même : ainsi les exis-