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tout son talent, il lui était impossible d’éviter, entraîna, dans le conflit qui s’engageait, les conséquences qu’elle devait avoir ; tel de ses vers[1], écrit dans un sens réaliste, peut-être aujourd’hui traduit dans la formule idéaliste la plus nette, et pouvait, de son temps, apparaître comme un paradoxe audacieux, un défi insoutenable au sens commun. Au lieu de faire des concessions, l’ardent Zénon alla de l’avant, prit résolument l’offensive et jeta aux contradicteurs des négations encore plus incroyables. Si le maître ne suivit pas son disciple jusqu’au bout, lui était-il possible à lui de reculer et de déserter sa propre cause ?

On tombe toujours, suivant le proverbe, du côté où l’on penche. Parménide a pu écrire son poème en considérant les opinions fondées sur les apparences phénoménales comme possibles et peut-être conciliables au fond avec ses propositions logiques ; mais ces opinions, qu’il avait reçues d’autrui, qui ne lui avaient été enseignées que comme conjectures, il penchait à les déclarer fausses, malgré le témoignage des sens le plus formel, plutôt que d’abandonner la moindre partie du théorème ontologique, qui était son œuvre à lui et qu valait à ses yeux toute démonstration scientifique. Quand la discussion soulevée par son œuvre le mit en demeure d’opter, son choix ne fut pas douteux.

En tout cas, après lui, son poème valut pour la thèse que nous appelons idéaliste, pour le nouveau point de vue auquel ses vers avaient conduit, sans qu’il le voulût, sans qu’il y songeât peut-être ; pour la postérité, Parménide doit donc rester idéaliste ; quant à la nature de son idéalisme, c’est Zénon qui l’a déterminée, et on ne doit la définir que d’après le sens et la portée véritable des thèses de Zénon.

Paul Tannery.

  1. Par exemple : 40. τὸ γὰς αὐτὸ νοεῖν ἐστί τε καὶ εἶναι.
    ou 94.  τωὐτὸν δ'ἐστὶ νοεῖν τε καὶ οὔνεκέν ἐστι νόημα.
    Comme le montre Zeller, le sens est : « Il n’y a que ce qui peut être qui puisse être pensé, » et nous avons vu que Parménide confond sous le même terme la pensée et la perception.