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porte peu à l’explication de la vie. Nous nous berçons de l’illusion que nous seuls, cerveaux humains, avons des idées et des volontés, qu’après nous il y a bien quelques vertébrés, quelques animaux, inférieurs même, doués d’une lueur d’esprit ; peut-être, à la rigueur, concéderons-nous que certaines plantes (grimpantes par exemple) révèlent je ne sais quelles sensations lentes et confuses ; mais ce sera l’extrême limite de nos concessions. Encore resterons-nous persuadés que les manifestations telles quelles d’intelligence et de sensibilité constatées hors de nous sont toujours, comme en nous, des résultats élaborés par le concours d’éléments multiples, par l’action des organes des sens, jamais des qualités inhérentes à ces éléments isolés. C’est comme si notre observateur sélénite attribuait l’intelligence et la sensibilité délicates révélées par le mouvement des grands navires, non à chaque marin pris à part, mais à leur ensemble, et jugeait que cet équipage intelligent et sensible, composé de pures machines, doit tout son esprit collectif au maniement des instruments de physique, lunettes et boussoles, visibles sur le pont.

Écartons ces préjugés qui ne soutiennent pas l’examen, quand on les regarde en face. Relançons l’homme in medias res. Pourquoi serait-il à l’extrémité des choses, à la cime privilégiée où toutes les forces de l’univers, ténébreuses et aveugles jusque-là, éclateraient pour la première fois en une gerbe lumineuse ? « L’état initial de l’univers doit avoir impliqué la conscience et la liberté, » disait récemment, dans cette Revue, M. Delbœuf, avec lequel j’ai l’avantage de me trouver d’accord sur bien des points et dont je puis invoquer les savantes considérations à l’appui de plusieurs de mes propositions les plus aventureuses… Comme lui je dois ajouter « Maintenant ai-je une foi absolue dans ma solution ? Pas le moins du monde, et je me réserve de la rejeter demain si l’on en trouve une meilleure. Mais entre cette solution et la solution donnée par une certaine école qui s’adjuge le monopole du positivisme, la moins plausible et par suite la moins réellement positive n’est pas celle-là. » Or, le spectacle du monde social nous a montré que l’égoïsme y est né du dévouement, que le travail y est né du génie, que l’ordre y est né de l’autorité, que la règle y est née de l’exception, les sédiments des soulèvements, l’utile du beau, l’imitation de l’invention, l’inférieur du supérieur ; par induction n’est-il pas permis de penser que la vie aussi, mutatis mutandis, est née de même ?


G. Tarde.