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dit M. Ribot résumant les idées de M. Herbert Spencer[1], il faut nécessairement qu’il (le sauvage adulte) puisse connaître ce qui le nourrira, ce qui peut lui nuire, ce qu’il doit éviter ; il doit distinguer une grande variété de substances, de plantes, d’animaux, d’outils, de personnes, etc. Mais cette distinction ou classification des objets, que suppose-t-elle ? Une recognition de la ressemblance ou de la dissemblance des choses. Par un progrès naturel, la classification va des ressemblances grossières à d’autres plus cachées ; dans les classes se forment les sous-classes, suivant les degrés de dissemblance ; et l’esprit éliminant toujours le dissemblable, cherchant des ressemblances de plus en plus rigoureuses, tend finalement vers la notion de ressemblance complète, qui suppose la non-différence. Ce que nous venons de voir, dans la perception et classification des objets, se produit de même dans la genèse du raisonnement. Classer, c’est grouper ensemble des choses semblables ; raisonner, c’est grouper ensemble des rapports semblables. Il est de l’essence même du raisonnement de percevoir une ressemblance entre les cas, et l’idée qui est au fond de tous nos procédés de raisonnement, est l’idée de ressemblance. Et, de même que le progrès final de la classification consiste à former des groupes d’objets complètement semblables, de même la perfection du raisonnement consiste à former des groupes de cas complètement semblables. »

Un exemple un peu long, mais très incomplet encore, mettra peut-être en lumière les lents progrès de l’expérience, dont ceux de la faculté d’inférer sont solidaires. Un enfant, que j’ai observé presque tous les jours pendant quatre ans, prenait, à l’âge de trois mois, le couteau en ivoire de son père pour un objet bon à manger ; tout comme il fit, quelque temps après, pour le hochet qu’on lui donna. À cinq mois, il prenait indifféremment ces deux instruments pour les porter à sa bouche et les presser entre ses gencives. À sept mois, il semblait faire entre eux une différence. Il demandait, il cherchait à prendre le couteau à papier, quand on le plaçait devant la table de travail ; c’était encore, avant tout, un instrument de succion, mais qui était connu, en outre, comme facile à tenir avec les deux mains, et, empoigné d’une seule main, comme propre à frapper la table avec bruit et bon à jeter sur les choses et sur les gens. Vers l’âge d’un an, c’était un objet reconnu doux, poli, frais, luisant, sonore, joli ( ?), léger, ressemblant par la couleur au hochet, au lait, à la coquille d’œuf, etc. Telles étaient les sensations ou perceptions qu’il lui procurait habituellement ; mais il le flairait rarement, plus rare-

  1. La psychologie anglaise contemporaine, 3e  édition, p. 185.