Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 17.djvu/359

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
355
BERNARD PEREZ. — la logique de l’enfant

Elles semblent nous dire d’aller les voir. C’est cela qui ferait rire notre père et notre cousin, quand nous leur rapporterions des poissons à plume, comme les zouaves, au bout de nos lignes à pêcher ! Toi, tu prendras une poule ; moi un coq, parce qu’il est plus lourd, et je suis plus fort que toi. » Le petit, plus doux, plus chétif, et moins entreprenant, sous l’influence d’une frayeur naissante, hasarda quelques objections, c’est-à-dire mit à raisonner dans un sens contraire. « Tu sais, mon ami, que papa t’a défendu de monter sur la treille, dont les fils de fer te déchirent les habits et t’égratignent le visage, et de monter sur le mur du voisin, qui est recouvert de tuiles mal jointes, et d’où tu peux tomber et te tuer raide. Tu pourrais te casser le cou, surtout parce que tu aurais désobéi. Ma bonne m’a dit que Dieu punit ainsi les enfants désobéissants. » L’autre s’enferre de plus belle dans les raisonnements favorables à son désir. « Pourtant, dit-il, c’eût été bien amusant ! Et puis, tu sais que ta bonne nourrice est un esprit faible, une radoteuse : c’est papa qui l’a dit. D’ailleurs, les tuiles du mur sont plus solidement fixées qu’elles ne le paraissent ; je sais marcher sur un mur : et j’ai vu faire le domestique du voisin ; en regardant bien où l’on pose les pieds, c’est un jeu que de courir là-dessus. Le tout est de n’avoir pas peur. » Le père, interrompant la discussion, dont il avait entendu quelques lambeaux, défendit de nouveau à son fils aîné d’essayer une tentative de ce genre, et lui déclara très énergiquement qu’il y avait danger, que la muraille n’était pas sûre. L’enfant, malgré la confiance et le respect que lui inspirait son père, ne tint pas son désir pour battu. « Je vous promets d’obéir, dit-il ; mais, mon père, êtes-vous bien sûr de ne pas vous tromper ? »

Le goût du fruit défendu, la frayeur d’un mal exagéré, sont les ressorts dominants de la logique enfantine. Tous les sentiments qui se rattachent au désir ou à l’aversion ont la même influence. Ils prolongent ou interrompent, modifient quelquefois instantanément la suite des associations mentales, attirant l’attention sur l’objet qui flatte et la détachant de celui qui déplaît. À trois ans, une des filles de M. Egger « se plaint d’avoir mal aux dents (notez en passant cette exacte localisation de la douleur) ; on lui dit (à tort ou à raison, peu importe ici) que cela tient à ce qu’elle n’a pas été sage ; elle répond que, quand elle était sage, elle avait déjà mal aux dents » [1]. Le père ne voit là qu’un indice de précocité dans le raisonnement. Il y a sans doute autre chose : soit le désir de paraître sage, et de ne pas mériter

  1. Voyez Observations et réflexions sur le développement de l’intelligence et du langage chez les enfants, par M. E. Egger, 3e  édition, 1881, p. 41.