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L’ESTHÉTIQUE DU VERS MODERNE


Les instruments de musique qui ont été longtemps aux mains des grands maitres en gardent à jamais quelque chose ; les mélodies dont a frémi le violon d’un Kreutzer ou d’un Viotti semblent avoir peu à peu façonné le bois dur ; ses molécules inertes, traversées par des vibrations toujours harmonieuses, se sont d’elles-mêmes disposées dans je ne sais quel ordre qui les rend plus propres à vibrer de nouveau selon les lois de l’harmonie : l’instrument purement mécanique est devenu à la longue une sorte d’organisme où l’art même même du musicien s’est incarné ; il a pris l’habitude de chanter. Le vers ressemble à ces instruments presque vivants, créés peu à peu par le génie ; toute pensée, en passant au travers, prend une voix musicale et chante, et il semble qu’il n’y ait qu’à le toucher pour en tirer une mélodie. Cette belle résonance du vers, si puissante sur l’âme des anciens, si puissante encore aujourd’hui sur nous tous, continuera-t-elle longtemps à nous séduire et à tenter pour ainsi dire le génie ? Cet instrument merveilleux, qu’on ne peut plus refaire une fois brisé, est peut-être destiné, comme tous les autres, à se désorganiser lentement avec les années, à tomber en poussière. Si la poésie est éternelle, le vers le sera-t-il ? Le mètre, transformé depuis les Grecs et les Latins, bouleversé de nos jours mêmes par l’école romantique, a-t-il de longues chances de durée et de vie ? Déjà des poètes incontestés, comme Michelet, Flaubert, M. Renan, ont pu s’en passer. Autrefois, le vers régnait en maître dans la littérature ; les Grecs légitéraient même en vers ; aujourd’hui, quelle petite place il tient dans la diversité des genres littéraires ! Pourquoi le sentiment poétique resterait-il, comme il l’a été aux anciennes époques de l’histoire, nécessairement lié à une certaine forme rythmique et musicale ? En un mot, la poésie la plus haute a-t-elle besoin de la versification ?

Le problème qu’on pose ainsi n’intéresse pas moins le philosophe que l’écrivain. Il ne saurait être résolu que par une analyse vraiment scientifique du vers. Nous aimons presque tous le rythme et l’harmonie des vers sans trop savoir ce qui nous plait en eux ; il faudrait le