Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 17.djvu/130

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
126
REVUE PHILOSOPHIQUE

pliquent de ma part une théorie sur les rapports du langage et de la mythologie, et m’obligent à entrer dans quelques détails sur la manière dont je les conçois.

La première question qui se pose à ce propos est de savoir si les rapports dont il s’agit sont nécessaires et si la création d’un mythe résulte toujours, pour tout ou partie, d’une influence exercée par le langage. Je crois pouvoir affirmer et démontrer que le mythe peut naître d’une manière indépendante de l’influence verbale, et que la fameuse formule numina nomina ne doit pas être prise au pied de la lettre. On le voit bien clairement par le mythe védique d’Agni, le dieu-feu. Le mot qui le désigne est resté en sanskrit le nom commun de l’élément igné et n’a prêté aucun trait qui n’appartint à cet élément au mythe divin du même nom. Ce mythe même n’est un mythe que parce qu’il est revêtu de caractères que n’implique pas l’appellation qu’il a reçue. Agni, en tant que mythe, possède une personnalité, une identité, accompagnée d’attributs moraux, tels que la volonté, par exemple, qui le distinguent nettement du feu proprement dit et qui ne peuvent pas avoir été suggérés par la désignation commune à l’un et à l’autre dont le sens étymologique ne correspond à d’autre idée qu’à celle de briller. Si le dieu Agni a donc certains traits d’ordre idéal, comme l’immortalité, ou simplement anthropomorphes, tels que la personnalité, la volonté, etc., la cause en est dans l’imagination de l’homme et nullement dans son langage : c’est par un acte purement intellectuel, par un procédé d’analogie exclusivement automatique, à ce qu’il semble, que nos ancêtres aryens ont imputé à des phénomènes mal connus d’eux dés attributs dont ils avaient constaté la présence chez des êtres qui possédaient telle ou telle ressemblance avec les phénomènes en question.

Il en est de même pour Οὐρανός dans la mythologie grecque. Son nom signifie le ciel, et rien dans ce nom ni dans l’idée correspondante ne justifie l’individualité anthropomorphe dont on à revêtu le dieu-ciel, l’épouse à laquelle on l’a uni, les enfants qu’on lui à donnés, etc. Ici encore, l’imagination seule, guidée par l’analogie, paraît avoir créé le mythe. Le procédé du reste s’est perpétué, et c’est à lui qu’on doit la fames malesuada de Virgile aussi bien que la Discorde[1] « impie » ou « inhumaine » de Voltaire.

Quelquefois donc, le mythe ne procède pas du langage, mais c’est le cas le plus rare. Dans une infinité de circonstances, l’influence du

  1. Avec cette différence pourtant que dans le mythe d’Agni la raison des Rishis ou des chantres védiques était dupe de l’imagination, tandis qu’en personnifiant la Faim ou la Discorde, Virgile et Voltaire amusaient sciemment la raison avec l’imagination.