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ment, l’état de son âme, ou bien il se propose d’exprimer l’état d’une âme autre que la sienne. S’il chante sa propre tristesse, sa musique, étant sans paroles, rendra la tristesse à un certain degré, mais elle sera incapable de signifier que c’est telle tristesse, par exemple la tristesse amoureuse, ou paternelle, ou maternelle, ou filiale, ou patriotique. Ce qui échappe à son pouvoir expressif, c’est l’espèce de tristesse. Le genre et le degré d’émotion dans le genre sont rendus ; l’espèce ne l’est pas elle ne le serait qu’à l’aide des mots ; or les mots manquent.

Supposez que le compositeur veuille traduire par la voix des instruments, toujours sans paroles, la tristesse d’un personnage réel ou fictif, mais autre que lui-même, les limites de l’expression resteront les mêmes. Sa musique aura un caractère de tristesse et d’un certain degré de tristesse mais on ne saura pas si c’est la tristesse d’un amant, ou celle d’un mari, ou celle d’un auteur sifflé, ou celle d’un cultivateur ruiné par la grêle. Cette fois encore, il est incontestable que l’expression portera sur le genre et marquera le degré dans le genre, et qu’elle s’arrêtera là, sans atteindre l’espèce, encore moins la particularité, bien moins encore l’individualité.

Considérons à son tour l’auditeur. De deux choses l’une : ou bien il n’apercevra dans la musique qu’il entend qu’une tristesse étrangère à lui-même ; ou bien une tristesse qui lui est personnelle trouvera dans la mélodie instrumentale son accent, son écho.

Dans le premier cas, il pensera que le compositeur a voulu exprimer ou a exprimé sans le vouloir la tristesse d’un sentiment éprouvé par quelqu’un. Or, les paroles manquant, il ignorera de quelle espèce est ce sentiment et par quel individu il est éprouvé. Il en sera donc réduit à ne reconnaître dans ce morceau que l’émotion appartenant au genre appelé tristesse, et un certain degré de cette émotion. Cette fois encore, l’expression portera sur le genre et sur un degré du genre ; elle n’atteindra ni l’espèce, ni le particulier, ni l’individuel.

Dans le second cas, c’est-à-dire si l’auditeur trouve dans l’air exécuté, l’accent, l’écho musical de sa tristesse propre, il encadrera naturellement dans cette mélodie son chagrin personnel ; par là, il il introduira dans le genre l’espèce et l’individu. Mais qui le saura, s’il ne le dit pas ? Personne. Lui seul aura spécifié, particularisé, individualisé. Il aura ainsi dépassé de beaucoup la limite qui a contenu et arrêté le compositeur, mais pour lui-même et subjectivement, non pour les autres et objectivement. Chacun de ses voisins en fera autant peut-être, mais pareillement à part soi et à l’insu des autres. Tous néanmoins auront en commun jugé que l’expression du morceau était la tristesse.