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de la tendance de toute société à grandir aux dépens d’autres sociétés. Le désir d’avoir beaucoup d’enfants qui fortifient la famille, désir révélé dans les traditions hébraïques, se transforme vite en un désir d’avoir de enfants fictifs, réalisé tantôt par l’usage des contrats de confrérie par échange de sang, tantôt par des naissances simulées. Nous avons vu ailleurs[1] des raisons d’admettre que l’usage de l’adoption, si en faveur à Rome, a dû prendre naissance aux époques reculées où le groupe patriarcal nomade constituait la tribu et alors que la tribu cédait au désir de se fortifier. Même longtemps après que de grandes sociétés se furent formées par la combinaison de groupes patriarcaux, les querelles continuèrent entre les familles et les clans qui les composaient, ce qui montre que ces familles et ces clans n’avaient jamais cessé d’obéir au motif de se fortifier par l’accroissement du nombre de leurs membres.

On peut ajouter que des motifs analogues produisirent des résultats analogues au sein des sociétés plus modernes, aux époques où leurs éléments étaient intégrés si imparfaitement qu’il subsistait toujours parmi eux quelque antagonisme. C’est ainsi qu’au moyen âge, en Angleterre, alors que le gouvernement local était si incomplètement subordonné au gouvernement général, tout homme libre devait s’attacher à un seigneur, à un bourg, à une guilde ; sans cela, il demeurait « un homme sans amis », exposé au même danger que le sauvage qui n’appartient pas à une tribu. D’autre part, dans la loi d’après laquelle « le seigneur ne pouvait plus réclamer le serf qui avait continué à vivre un an et un jour dans un bourg ou municipe libre », nous pouvons reconnaître un effet du désir des groupes industriels de se fortifier contre les groupes féodaux qui les entouraient, effet analogue à l’adoption soit chez les tribus sauvages, soit dans les familles de l’antiquité. Naturellement, à mesure que la nation entière devient plus complètement intégrée, ces intégrations locales deviennent plus faibles et finissent par disparaître ; néanmoins elles laissent longtemps des traces, comme en Angleterre par exemple, où on les retrouve dans la loi du domicile, et même à une époque aussi voisine de nous que l’an 1824, dans les lois qui touchent à la liberté de voyager pour les artisans.

Ces faits nous conduisent à reconnaître que si au début il y a peu de cohésion entre les unités qui forment un groupe, et si ces unités sont très mobiles, le progrès de l’intégration s’accompagne habituellement non seulement d’une aptitude toujours moindre des unités à passer d’un groupe à un autre, mais aussi d’une aptitude toujours

  1. Principes de sociologies, § 319.