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REVUE PHILOSOPHIQUE

Nous pouvons ajouter à ce que nous avons dit des caractères intellectuels qui facilitent ou empêchent la cohésion des hommes pour former des masses, quand nous avons traité de « l’homme primitif-intellectuel[1] », deux conséquences très importantes. La vie sociale, étant la vie coopérative, suppose non seulement une nature émotionnelle, propre à la coopération, mais aussi une intelligence capable de reconnaître les bienfaits de la coopération et de régir les actions de manière à la réaliser. Une nature mentale, irréfléchie, manquant de la faculté d’apercevoir les causes, dépourvue d’imagination constructive, tel qu’est l’esprit du sauvage, oppose à la coopération des obstacles qu’il est difficile de croire tant qu’on n’en a pas vu les preuves. On voit même chez des peuples à demi civilisés une incapacité étonnante de concert sur des questions tout à fait simples[2]. Comme cette inaptitude implique réellement que la coopération ne saurait produire son effet dès le début que lorsque les coopérateurs obéissent à un commandement péremptoire, il en résulte que la nature émotionnelle ce ne doit pas être l’unique cause de la subordination, mais qu’il y a aussi un état intellectuel qui produit la foi à celui commande. La crédulité inspire le respect de l’homme capable, censé possesseur d’un pouvoir surnaturel, et qui plus tard, inspirant la crainte de l’esprit de cet homme, dispose à accomplir ses ordres dont le souvenir s’est conservé, cette crédulité est à la fois le point de départ de l’autorité religieuse d’un chef déifié qui impose avec une force nouvelle l’autorité de son descendant divin, et une tendance de l’esprit, indispensable aux premières époques de l’intégration. Le scepticisme est funeste tant que le caractère moral et intellectuel de l’homme demeure tel qu’il nécessite la coopération obligatoire.

  1. Principes de sociologie, partie I, ch. vii.
  2. La conduits des bateliers arabes sur le Nil montre d’une manière frappante cette incapacité d’agir de concert dans les questions simples. Lorsqu’ils tirent ensemble sur une corde et qu’ils se mettent à chanter, on en conclut qu’ils tirent en mesure avec leurs paroles. Toutefois, en les observant de près, on s’aperçoit que leurs efforts ne sont pas combinés à intervalles donnés, mais qu’ils les font sans se conformer à une unité de rythme. Pareillement, lorsqu’ils se servent de leurs perches pour dégager la dahabeiha d’un banc de sable, ils poussent chacun des grognements si rapides qu’il leur est évidemment impossible de fournir des poussées combinées utilement, qui supposent des intervalles appréciables de préparation. On voit encore mieux le défaut de concert dans les actions de centaines de Nubiens et d’Arabes qui font remonter les rapides à leur embarcation. Ce sont des cris, des gesticulations, des actions incohérentes, une confusion complète ; de sorte que c’est tout à fait par hasard qu’à la longue il arrive qu’un nombre suffisant d’efforts soient faits en même temps. Comme me le disait notre drogman arabe, un homme qui avait voyagé : « Dix Anglais ou Français feraient la chose d’un seul coup. »