Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 11.djvu/7

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
3
A. FOUILLÉE. — LE NÉO-KANTISME EN FRANCE

elles étaient du même « ordre », avait placé les objets de la science dans le monde des phénomènes, régi par un déterminisme inflexible, et les objets de la conscience, devoir et liberté dans le monde des noumènes, auquel ne peuvent plus s’appliquer les lois scientifiques. M. Renouvier, reconnaissant dans le noumène un reste de la vieille métaphysique, le rejette et fait ainsi descendre le kantisme du ciel sur la terre, de la région transcendante des « choses en soi » dans la région immanente des phénomènes. Mais comment se représenter ces phénomènes ? Là est la difficulté. Faut-il les concevoir comme liés par les lois du déterminisme et de la nécessité, ou comme laissant place aux hiatus du libre arbitre et de la contingence ? Devant la thèse et l’antithèse qui se posent en ces termes, M. Renouvier ne peut plus, comme Kant, se tirer d’affaire par le renvoi de l’antithèse, c’est-à-dire de la liberté et de la contingence, à une région située par delà des nues, car il n’admet pas une telle région ; d’autre part, ne concevant aucune idée de la liberté intérieure et de la moralité qui lui semble compatible avec le déterminisme, il se trouve forcé à faire un choix entre des thèses désormais contradictoires. Ce choix est déterminé par un acte de volonté : sic volo. Aussi peut-on appliquer à M. Renouvier ce qu’on a dit d’un autre savant admirateur de Kant « sa critique aboutit à une crise ». Pour éviter l’anarchie intérieure, il accomplit une sorte de coup d’État intérieur, il sort de la légalité pour rentrer dans la loi. La légalité lui semble être la science avec son déterminisme ; la vraie loi lui semble être la morale de l’impératif catégorique et du libre arbitre : M. Renouvier prend donc parti pour cette morale et sacrifie résolument les idées de raison suffisante, d’enchaînement universel des causes et des effets, de déterminisme et de mécanisme, sur lesquelles repose la science. Dès lors, plus d’infinité, plus de continuité, plus d’évolution régulière dans la nature ; la contingence et le hasard reparaissent dans l’univers, et le libre arbitre échappe chez l’homme à toute loi. À vrai dire, c’est la Raison pure de Kant presque en entier qui se trouve ainsi rejetée pour les besoins de la Raison pratique ; le kantisme est disloqué dans sa partie théorique et scientifique, conservé seulement, avec beaucoup de mélange, dans sa partie morale. La morale envahit même la science, car, selon M. Renouvier, la prétendue certitude scientifique est encore une foi volontaire ; l’acte de foi se retrouve donc partout : il fonde la science comme il fonde la morale, comme il fonde la religion. M. Renouvier en effet, de degré en degré, va jusqu’à la foi religieuse ; il s’efforce seulement d’en maintenir l’accord avec la raison et la conscience, ne concédant aux religions positives