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E. NAVILLE. — CONSÉQUENCES DE LA PHYSIQUE

de la matière qu’elle refuse de s’aventurer au delà de ce terrain.

Les progrès de la physique sont la cause principale de cette situation des esprits ; mais cette situation est instable. Le positivisme, si l’on consulte ses programmes officiels, n’admet aucune affirmation philosophique : ni l’idéalisme, ni le matérialisme, ni le théisme, ni l’athéisme. Nous ne pouvons que coordonner les données de l’expérience ; au delà, nous ne savons rien. Sous le couvert de ce doute officiel arrive la négation. À la formule « Nous ne savons rien au delà de l’expérience, » succède cette autre formule « Au delà des objets de l’expérience et de l’expérience sensible, il n’y a rien. » Cependant les tendances de la raison subsistent, et la raison porte en elle les notions transcendantes de l’infini, de l’absolu, du nécessaire. Il arrive donc souvent qu’on voit ces notions transcendantes appliquées à l’objet de l’expérience sensible. On affirme alors que la matière est éternelle et que les lois de la nature sont nécessaires : voilà le matérialisme. Que le positivisme, qui est officiellement le doute sur tout ce qui dépasse l’expérience sensible, se transforme fréquemment en matérialisme, c’est ce qu’il serait facile d’établir, en citant des faits et des textes. Le développement de la physique, qui a joué un rôle considérable dans la formation du positivisme, produit-il légitimement de telles conséquences ? Il y a de bonnes raisons pour penser autrement.

L’esprit systématique, en s’attachant d’une manière exclusive aux données de la physique, engendre le matérialisme. En appliquant aux résultats de cette science l’esprit philosophique, on arrive à des conclusions différentes. La physique moderne, qui détruit le scepticisme des anciens, détruit également leur matérialisme.

Pour Démocrite et Epicure, quelles étaient les données qui devaient fournir l’explication de l’univers ? Les atomes agrégés et désagrégés dans un nombre infini de combinaisons fortuites avaient produit enfin le monde actuel : tel est le matérialisme ancien. Le matérialisme moderne a d’autres caractères. Il explique le monde par une disposition primitive de la matière, par le mouvement et les lois de la communication du mouvement. C’est par un développement opéré selon des lois déterminées, ou, pour employer le terme le plus usité de nos jours, c’est par une évolution, que le monde, à partir d’un état primitif, est parvenu à son organisation actuelle. Or l’idée d’une évolution, d’un développement soumis à des lois que la science cherche à découvrir, diffère profondément de la notion antique des atomes se mouvant au hasard et formant une série d’agrégations fortuites. Ce sont les progrès de la physique qui ont opéré ce changement capital dans l’idée de la science. Le matérialisme peut sem-