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E. NAVILLE. — CONSÉQUENCES DE LA PHYSIQUE

nous nous élevions, pour parler métaphoriquement, jusque dans les cieux, soit que nous descendions dans les abîmes, nous ne sortons point de nous-mêmes, et ce n’est jamais que notre pensée que nous apercevons. » Comment établir l’accord de la pensée avec une réalité objective ? Il faudrait pour cela sortir de la pensée et la comparer à autre chose qu’à elle-même ; mais cela est impossible. Donc nous pensons ; mais nous ne pouvons pas établir le rapport de notre pensée à une réalité : telle est la base fondamentale du scepticisme universel.

Cette argumentation est spécieuse, mais elle ne résiste pas à un examen attentif. Considérons d’abord les mathématiques. Je me trompe dans un calcul d’arithmétique ou dans une démonstration de géométrie ; je me corrige, ou on me corrige en me signalant une erreur que je reconnais. Comment cela se peut-il ? Parce que la connaissance interne ou subjective par laquelle l’esprit se manifeste ne me révèle pas seulement ma pensée individuelle, mais aussi une autre pensée qui s’impose à moi, tantôt par une évidence immédiate et tantôt au moyen d’une démonstration. Il faut donc distinguer dans l’acte total de la conscience une observation spécialement psychologique, qui me fait connaître les modes de ma pensée individuelle, et une observation qu’on peut appeler rationnelle, qui me met en présence d’une règle dont ma pensée individuelle peut s’écarter, et à laquelle elle revient lorsqu’elle se corrige. Cette règle qui s’impose à mon esprit est en moi, sans être moi ni à moi. Ce n’est pas ma raison, dans un sens personnel, c’est la raison commune à toutes les intelligences semblables à la mienne et à laquelle je participe. La vérité mathématique résulte de l’accord de la pensée individuelle avec sa loi. Quand je possède cette vérité, je possède une pensée, qui n’est pas la mienne seulement ou celle de tel autre individu, mais celle de l’esprit humain. Nous voici hors d’un idéalisme subjectif qui constituerait le scepticisme complet ; mais une nouvelle question se pose : Comment établir le rapport de la pensée humaine avec une réalité étrangère à cette pensée même ? Après avoir échappé à un idéalisme personnel, resterons-nous dans un idéalisme collectif qui ne nous sortirait pas du scepticisme ? Non.

Les perceptions qui nous révèlent l’existence des corps n’ont lieu que par l’intermédiaire de la conscience ; mais ces perceptions s’imposent par une évidence sensible, de même que la vérité rationnelle s’impose par une évidence intellectuelle. La simple imagination qui me représente des objets matériels se distingue de la perception, comme ma pensée individuelle se distingue de la raison. Un homme