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E. NAVILLE. — CONSÉQUENCES DE LA PHYSIQUE

La science de la matière ne se borne pas à constater des faits, elle aspire à découvrir des lois. Des lois ne peuvent exister que dans une intelligence qui les conçoit, et non dans les choses considérées en elles-mêmes, qui ne sont que les conditions matérielles de conceptions possibles. Donc, dans la science de la matière, l’esprit se manifeste comme intelligence. Ceci est vrai de toute science, quel que soit son objet ; mais la physique met cette vérité dans une spéciale évidence.

Un des caractères de la physique moderne qui résume plus ou moins tous les autres est l’explication mathématique des phénomènes. Les mathématiques supposent non-seulement l’intelligence en général, ce qui est le cas pour toutes les sciences, mais des données intellectuelles spéciales qui appartiennent en propre à l’esprit et forment une partie de sa dot, dans ce que Bacon appelle « un hymen chaste et légitime de la pensée avec les faits ». L’emploi des mathématiques met en vive lumière l’élément à priori de la raison. Les efforts tentés pour ramener à une origine purement expérimentale la science des nombres et des figures demeurent impuissants. Les notions qui sont à la base de l’arithmétique et de la géométrie se produisent à l’occasion de l’expérience. Sans le mouvement, nous n’aurions pas l’idée de l’espace et des formes ; sans les objets perçus, nous n’aurions pas l’idée du nombre. Les concepts de la raison ne sont actualisés que sous la condition d’un exercice pratique de nos facultés, sans cela, ils resteraient dans une virtualité éternelle ; mais la condition qui leur permet de se manifester ne les produit pas. Un germe ne se développe que sous la condition d’un certain degré d’humidité et de chaleur ; mais ce n’est pas la chaleur et l’humidité qui peuvent rendre raison du développement plastique dont un organisme est le résultat. De même, les idées qui sont à la base des mathématiques ne se développent que sous la condition de l’expérience, mais leur contenu n’est pas expérimental. Stuart Mill, voulant interpréter les conceptions géométriques dans le sens de l’empirisme, écrit : « Notre idée d’un point est simplement l’idée du minimum visible, la plus petite portion de surface que nous puissions voir[1]. » Le point des géomètres est le principe non étendu de toute localisation dans l’espace ; c’est, si l’on veut, une sphère dont le rayon est zéro. En faire une portion de surface, si petite que ce soit, c’est méconnaître la nature essentielle des conceptions fondamentales des mathématiques.

Quand on accorderait l’origine expérimentale des matériaux de

  1. Système de logique, lib. II, ch. v, § 1.