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E. NAVILLE. — CONSÉQUENCES DE LA PHYSIQUE

Est-ce le mouvement qui s’appréhende comme sensation ? Est-ce la sensation qui s’appréhende comme mouvement ? Aucun penseur sérieux n’oserait soutenir ces paradoxes. Deux classes de phénomènes distincts sont appréhendés par la conscience, qui perçoit directement les faits psychiques et, par leur intermédiaire, leurs conditions objectives. La présence du sujet qui perçoit ses propres modes et les réalités externes est implicitement affirmée par la théorie des « deux aspects ». Cette théorie met en lumière, par les termes mêmes dans lesquels elle est forcée de s’énoncer, la dualité de l’esprit et du corps ; elle la met en lumière, et elle l’impose à la science.

La recherche d’un principe d’unité est la tendance de la raison, tendance dont la philosophie est l’expression la plus complète. Nous avons ici l’exemple d’un des cas si fréquents dans lesquels cette tendance égare la pensée. Le besoin de l’unité ne peut pas se satisfaire dans la considération de l’un des éléments d’une dualité directement irréductible : la matière et l’esprit. La distinction qui a fondé la physique moderne subsiste ; l’esprit se manifeste dans la connaissance de la matière comme un sujet irréductible à son objet. M. du Bois-Reymond, s’adressant aux naturalistes allemands réunis à Leipsig, a présenté à ce sujet les considérations que voici. Après avoir signalé le mystère qu’offre à la pensée la nature de la matière et celle de la force, il continue :

« À une certaine époque du développement de la vie sur le globe, époque dont nous ignorons la date, qui du reste ne nous intéresse ici nullement, il surgit quelque chose de nouveau et d’inouï jusque-là, quelque chose d’incompréhensible comme l’essence de la matière et de la force. Le fil de notre intelligence de la nature, qui remonte jusqu’au temps infini négatif, se rompt, et nous nous trouvons vis-à-vis d’un abîme infranchissable ; en un mot, nous touchons à l’autre limite de notre entendement.

« Ce nouveau phénomène incompréhensible est la pensée. Je vais démontrer à présent, si je ne me trompe, d’une manière péremptoire, que non seulement dans l’état présent de nos connaissances la pensée n’est pas explicable à l’aide de ses conditions matérielles, ce dont tout le monde tombera d’accord, mais aussi que, en vertu de la nature des choses, elle ne le sera jamais. L’opinion contraire, savoir qu’il n’y a pas lieu de renoncer à tout espoir d’expliquer la pensée à l’aide de ses conditions matérielles, et que ce problème pourra être un jour résolu par l’esprit humain, grâce aux conquêtes intellectuelles qu’il aura faites dans le cours des siècles : cette opinion est la seconde erreur que je me suis proposé de combattre dans ce discours.