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REVUE PHILOSOPHIQUE

La distinction des phénomènes matériels et des phénomènes psychiques a fondé la physique moderne. Cette distinction se trouve nécessairement rappelée, spécialement à l’article de la chaleur, dans tous les traités élémentaires. Les sensations du chaud et du froid ont un caractère relatif. Elles sont variables selon la condition des individus et, pour le même individu, selon l’état de son organisme, à un moment donné. C’est pourquoi, pour faire une étude scientifique de la chaleur, il était indispensable de trouver un phénomène qui en manifestât les degrés divers, et qui fût indépendant des impressions personnelles. On a trouvé ce phénomène dans les mouvements nés de la chaleur qui produisent la dilatation de la plupart des corps et qui sont le principe commun de tous les thermomètres. Débarrasser l’étude de la chaleur des impressions personnelles qu’elle produit, c’est mettre à part le sujet des sensations, en le distinguant des causes objectives dont les sensations sont le produit ; c’est donc reconnaître l’existence distincte de l’être sensible. Pour réduire tous les phénomènes physiques au mouvement, il a fallu constater les rapports des mouvements avec des phénomènes d’un autre ordre, avec la pensée, au sens le plus général de ce terme. La science est née de cette distinction et elle la confirme. Dire que, dans les phénomènes matériels, il n’y a que forme et mouvement, c’est proclamer l’immatérialité de la pensée.

Il se fait maintenant, dans certaines régions du monde philosophique, un effort considérable pour détruire le dualisme de l’esprit et du corps. On affirme que les phénomènes physiques et les phénomènes psychiques ne sont que « le double aspect d’un même fait », ou bien « la face objective est la face subjective d’un même événement ». On dit que « la différence des états de conscience et des états de l’organisme se réduit à une simple différence dans le mode d’appréhension ». C’est la thèse de quelques auteurs contemporains, celle de Lewes par exemple[1]. Voilà une tentative dont le but est de ramener à l’unité la dualité des faits psychiques et de leurs conditions objectives. Cette tentative a une double origine : elle vient de la philosophie et de la physiologie.

Le dualisme de l’esprit et du corps a été établi par Descartes dans les prolégomènes de sa physique. Leibnitz, qui est cartésien à tant d’égards, s’éloigne de Descartes sur ce point de doctrine. Il raconte comment, après avoir été momentanément séduit par la doctrine du vide et des atomes, il avait rejeté cette conception purement mécanique et était arrivé à la notion que les éléments simples de l’univers sont des forces qu’il appelle monades. Il écrit « Je trouvai donc que

  1. Revue philosophique de décembre 1879, p. 643.