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pour la majeure partie[1], parfaitement soutenables avec une position originaire conforme à leur caractère ; mais, dans la thèse opposée, elles sont d’autant plus difficiles à défendre que les principes de la géométrie, tels qu’ils ont été constitués, dérivent en fait d’un réalisme naïf.

S’être aussi habilement tiré de ce mauvais pas que l’a fait M. Evellin, c’est son principal titre de gloire ; mais sa subtilité dialectique ne doit pas faire illusion ; les difficultés ne sont vraiment pas résolues, comme la montré M Brochard. Aussi les deux premières parties du livre Infini et quantité, celles où l’auteur expose ses déductions à partir de la thèse réaliste, formentelles un ensemble relativement plus faible que le reste.

Irai-je cependant les critiquer par le menu, comme m’y convie notre collaborateur, à ma grande confusion ? Mais s’il s’agit, sur cette difficile matière, d’exposer mes vues personnelles, il ne me manquera pas d’occasions où je pourrai le faire avec plus de liberté, et une étude historique sur le concept de l’ἄπειρον à partir d’Anaximandre m’offrira notamment un cadre plus favorable, pour lequel j’ai déjà réuni de nombreux éléments. S’il ne faut qu’apprécier le travail de M. Evellin, au point de vue métaphysique, M. Brochard ne m’a rien laissé à dire ; au point de vue scientifique proprement dit, je ne puis que déclarer cette critique sans intérêt pour vos lecteurs, car elle se bornerait à relever quelques inexactitudes de détail qui ne sont au fond que des incorrections de langage et non de pensée.

Il est cependant un point sur lequel je ferai une exception, peut-être mal justifiée ; mais j’avoue que ce n’est point sans quelque dépit que je vois essayer de rajeunir au XIXe siècle un sophisme aussi usé que celui de l’Achille.

Aristote y a fait depuis longtemps une réponse qui devrait être définitive. Que Zénon nie la possibilité du mouvement, il soulève une difficulté métaphysique sérieuse, qui oblige, à tout le moins, à préciser les concepts du point et de l’instant. Mais cet appareil du héros aux pieds légers et de la lente tortue a un caractère purement théâtral et n’a rien à faire à la question. Bien plus, dès que Zénon accorde qu’Achille et la tortue sont en mouvement, le premier marchant dix fois plus vite que la seconde, il accorde par là même que la rencontre aura lieu.

L’objection « L’avance de la tortue sera toujours de un dixième de l’espace franchi par Achille, » est une erreur absolue. Qu’est en effet toujours cette avance, d’après les données du problème ? C’est l’avance initiale, plus le chemin parcouru par la tortue, moins le chemin parcouru par Achille, qui est dix fois celui de la tortue. Nous avons donc l’avance initiale moins neuf fois le chemin de la tortue. Or celle-ci est supposée marcher indéfiniment. Donc il y aura un moment où le chemin qu’elle aura parcouru sera le neuvième de l’avance initiale ; à ce moment, l’avance sera donc rigoureusement nulle, Achille aura atteint la tortue.

Cette solution ne fait appel à aucune considération sur l’infini et ne suppose pas le problème résolu, ce que M. Evellin ne concède pas le droit de faire. Elle ne laisse rien subsister du sophisme, qui, sous sa forme paradoxale, n’a a donc aucune valeur.

Mais pourquoi fait-il illusion ? C’est qu’on peut déterminer par la pensée un nombre indéfini d’instants auxquels la tortue est en avance sur Achille du dixième, du centième, du millième, etc., de l’avance initiale, et, que si au début ces instants sont nettement isolés, on se figure aisément, à les voir se rapprocher indéfiniment et très vite, que bientôt ils arrivent à composer le temps et que l’on peut dire toujours. Mais il serait plus vrai de dire jamais, car l’ensemble de tous ces instants, quel qu’en soit le nombre, a, comme chacun d’eux, une durée rigoureusement et absolument nulle.

  1. Je fais surtout des réserves en ce qui concerne la notion du temps, dont l’infinitude me semble nécessaire en tout état de cause.