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CORRESPONDANCE


À PROPOS DU LIVRE DE M. EVELLIN


Monsieur et cher Directeur,

En rendant compte, dans le dernier numéro de la Revue, de l’ouvrage de M. Evellin, Infini et quantité, M. Victor Brochard a annoncé à vos lecteurs que la partie mathématique serait l’objet d’une étude spéciale. Mais je dois vous avouer que les éloges sous lesquels il accable à cette occasion votre humble collaborateur pour les questions de philosophie qui touchent aux mathématiques me mettent dans un embarras d’autant plus grand que, comme vous le savez aujourd’hui, mon intention n’était nullement et n’est pas encore de me livrer à cette étude spéciale.

À la vérité, avant d’apprendre que M. Brochard s’était chargé d’une difficile analyse dont il s’est incontestablement mieux acquitté que je ne l’aurait fait, les liens de la vieille amitié qui m’unit à M. Evellin, et le souvenir, déjà bien lointain, des discussions orales que j’ai soutenues avec lui à Bordeaux sur ses thèses favorites, m’avaient fait désirer et l’honneur de le contredire un peu dans votre Revue, et le plaisir de confirmer certains de ses arguments. Mais je suis trop pénétré de ce que disait Aristote[1].

« D’ailleurs il n’y a pas lieu de tout réfuter, mais seulement les conclusions faussement tirées des principes ; les autres, non. Ainsi, c’est au géomètre qu’il appartient de réfuter la quadrature par les segments ; pour celle d’Antiphon, cela ne le concerne point. »

Or, il est certain que si M. Evellin ne nie pas précisément la vérité des principes de la géométrie, il diminue au moins singulièrement leur valeur objective. Ce n’était donc qu’au point de vue métaphysique que je me proposais d’examiner ses théories.

J’ai soutenu, il est vrai, et je crois toujours que c’est bien au mathématicien qu’il appartient de discuter et d’établir les principes des mathématiques. Mais il doit au moins, pour cela, prendre une position métaphysique déterminée, quoique d’ailleurs le choix de cette position soit indifférent, du moment où elle n’entraîne pas de contradictions. Tout vrai métaphysicien au contraire, et c’est le cas de M. Evellin, si caractérisé qu’il puisse être par son point de départ, ne peut accomplir son œuvre, concilier le réel et l’idéal, établir l’unité entre l’objectif et le subjectif, qu’en se transportant successivement aux deux pôles contraires de la pensée humaine, qu’en accomplissant le cycle parfait, à travers les abîmes insondables et les obstacles qu’on ne renversera point. C’est une évolution où ne peut le suivre le mathématicien, et pour cause ; il perdrait trop de temps en route à vérifier jusqu’à quel point sont compatibles les principes successivement adoptés.

En tout cas, M. Brochard m’a épargné la tâche que j’ambitionnais ; car il a mis exactement, à mon sens, le doigt sur le côté faible de la thèse dont il s’agit. M. Evellin est de fait un réaliste qui aboutit à des conclusions dont le caractère est nettement idéaliste. Or ces conclusions sont, je le crois du moins

  1. Natur. auscult., I, 2.