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E. NAVILLE. — CONSÉQUENCES DE LA PHYSIQUE

lesquelles on peut aborder la question générale des rapports de l’esprit et de la matière.

Une science particulière acquiert-elle un développement assez considérable pour fixer fortement l’attention ? il peut se manifester à l’occasion de ce fait deux directions diverses de la pensée, selon que la pensée subit l’influence de l’un ou de l’autre de deux esprits analogues en apparence et profondément divers en réalité : l’esprit systématique et l’esprit philosophique. L’esprit philosophique a deux qualités : la généralité de l’étude et la recherche d’un principe d’unité. Toute philosophie digne de ce nom est un monisme, parce qu’elle s’efforce de découvrir l’unité dans la multiplicité des phénomènes ; mais elle ne doit conclure qu’après une revue sérieuse de tous les ordres de faits. Elle a pour condition essentielle une base d’analyse suffisante pour rendre valable un essai de synthèse. L’esprit systématique se manifeste dans des essais de synthèses prématurées. Il universalise un seul ordre de faits, ce qui conduit le plus souvent à la conception d’une unité arbitraire, étroite, et par conséquent fausse.

Le développement de la physique moderne[1] et la justification des théories de cette science par les admirables progrès de l’industrie sont un des caractères intellectuels de notre époque les plus saillants. L’esprit systématique s’est emparé de ce fait, et il en est résulté une modification très sensible dans l’état de la philosophie contemporaine. En 1843, M. Franck affirmait, dans la préface du Dictionnaire des sciences philosophiques, que la doctrine de la sensation était dépassée, et le matérialisme vaincu d’une façon qu’on pouvait croire définitive. Les chefs officiels de la philosophie française pensaient alors que les judicieuses observations des Écossais, les profondes analyses de Kant et les études de Maine de Biran avaient détruit le prestige des synthèses audacieuses que Condillac donnait pour des analyses, dans sa doctrine de la sensation transformée. Tout a changé depuis cette époque. Dans un grand nombre de publications contemporaines, l’affirmation que toutes nos idées ont leur origine exclusive dans la sensation reparaît comme un axiome ; et des ouvrages fort répandus reproduisent, sans changement pour le fond, le matérialisme du baron d’Holbach. Si l’on remonte aux origines de ce mouvement de la pensée, on trouve, comme cause principale, une physique transformée en philosophie, c’est-à-dire une science particulière érigée en science universelle,

  1. Le mot physique est pris ici, comme dans plusieurs écrits contemporains, dans un sens général où il désigne la science totale de la matière inorganique.