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REVUE PHILOSOPHIQUE

phénoménisme métaphysique fait son essence et sa définition ; elle est en fait sa seule raison d’être comme système distinct du kantisme, et elle est en même temps, au point de vue de la logique, sa raison de ne pas être.

De là découlent, selon nous, tous les défauts particuliers du criticisme. En premier lieu, ayant négligé de faire la critique sérieuse de ses propres principes, le criticisme se trouve avoir critiqué tout, hormis le devoir ; c’est donc en somme un dogmatisme moral, ou, qu’on nous passe le mot, un acriticisme moral. Or tout dogmatisme moral n’est en définitive qu’une série d’affirmations arbitraires. En second lieu, le criticisme est par cela même un mysticisme, car il laisse l’obligation dans le mystère, sous le prétexte que l’obligation est un jugement synthétique à priori ; et cependant, nous l’avons vu, il n’a point placé la moralité parmi les catégories. En troisième lieu, comme ce mystère de la moralité est, selon le criticisme, immanent au phénoménisme même, il en résulte un bouleversement général du monde de la science et une juxtaposition sur le même terrain de doctrines contradictoires : par là, dans une louable pensée de rapprochement entre le kantisme et la science, on s’arrête à un véritable syncrétisme ou, si l’on veut, à un nouvel éclectisme. Par exemple, au formalisme de l’impératif catégorique on juxtapose l’action nécessaire des passions : le devoir, dit-on, oblige par sa forme, et cependant il suppose une matière ; le devoir est devoir par soi, et cependant il suppose le bien ; la raison humaine est autonome, et cependant elle n’est que l’entendement s’appliquant et servant à un objet donné. De même, on croit échapper à la liberté d’indifférence en imaginant à la fois des motifs à tout acte et cependant un acte impossible à prévoir par ses motifs et par la totalité de ses antécédents. On croit échapper à la nécessité d’une liberté nouménale et cependant on n’admet pas la conscience de la liberté dans le monde phénoménal. Enfin on croit corriger le substantialisme de Kant par un phénoménisme général, et en même temps, nous l’avons vu, on replace sous les phénomènes un noumène moral, ou, qui plus est, en dehors de nous, un noumène indifférent sous le nom de contingence et d’indétermination des futurs. Ainsi construite, progrès et recul tout ensemble par rapport au kantisme orthodoxe, la philosophie criticiste offre les mêmes caractères que le monde tel qu’elle nous l’a représenté : pluralité de morceaux, discontinuité, vides et hiatus de toutes parts. On pourrait la définir et elle pourrait se définir elle-même la philosophie des hiatus. On ne saurait sortir de l’éclectisme ou du syncrétisme que de deux manières : par un système exclusif et fortement lié, comme celui de Kant, ou par un système