Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 11.djvu/42

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
38
REVUE PHILOSOPHIQUE

cette apparence d’indétermination a ou non l’indétermination réelle pour fondement[1]. » Ainsi, quand Hercule est en présence de deux routes, dans l’apologue de Prodicus, l’obligation d’aller à droite plutôt qu’à gauche n’est nullement subordonnée à la question de savoir s’il peut aller à droite plutôt qu’à gauche !

Si encore c’était seulement la forme, la nature de la liberté, — libre arbitre, ou liberté d’indifférence, ou liberté soumise à des lois, — qui serait incertaine, tandis que nous serions certains d’être libres, n’importe comment, on pourrait alors soutenir que l’idée du libre arbitre n’est pas essentielle à la morale, que c’est seulement l’idée de liberté en général ; mais M. Renouvier n’admet pas plus la certitude de la liberté en général que celle du libre arbitre en particulier, d’autant plus que le libre arbitre est pour lui, encore une fois, la seule forme de la liberté[2]. Il donne donc finalement de son paradoxe cette expression absolue : « Le postulat de la liberté comme réelle… n’est pas réclamé pour l’existence de la morale[3]. » Dissimulé dans Kant par l’identité de la liberté et de la moralité même, qui fait que l’un des termes paraît entraîner le second, le cercle vicieux devient ainsi manifeste chez les criticistes par l’opposition établie entre la raison et la volonté, qui fait que la raison a évidemment besoin de la volonté pour être pratique et présuppose la conscience de la volonté pour être impérative : on ne commande pas à quelqu’un qui n’existe pas. Quant à la distinction du fondement nécessaire de la moralité avec son complément nécessaire, où se réfugie d’ordinaire M. Renouvier, elle serait ici tout artificielle : la liberté est un fondement et non un simple complément, comme serait la sanction. Au reste, fondement ou complément, la nécessité de la liberté pour la morale du devoir est la même dans les deux cas. Ainsi, dans le postulat d’Euclide, on peut commencer presque indifféremment par postuler un des trois ou quatre théorèmes relatifs aux parallèles, parce que, l’un admis, les autres se retrouvent ; mais il faut toujours postuler. De même, qu’on postule le devoir pour en tirer la liberté morale, ou la liberté morale pour en tirer le devoir, au fond on postule toujours, et, qui plus est, on postule réellement les deux à la fois. Il peut y avoir un meilleur

  1. Critique philosophique, 8 mai 1879.
  2. Parfois cependant, il semble jouer sur les termes en parlant de la liberté comme s’il s’agissait de la liberté kantienne, c’est-à-dire de l’autonomie de la volonté, qu’au fond il n’admet pas. Évidemment il ne peut appeler l’autonomie de la raison, qu’il admet seule, une liberté, puisque la raison pose simplement la loi et que le pouvoir de l’appliquer est dans une volonté distincte d’elle-même.
  3. Ibid., 215, et Science de la morale, I, 7.