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A. FOUILLÉE. — LE NÉO-KANTISME EN FRANCE

mais le devoir est essentiellement un rapport du bien à la liberté, et le rapport n’est dans la conscience que si les deux termes sont également posés dans la conscience. Il est vrai que M. Renouvier dit : « Vous avez au moins une liberté apparente, vous vous croyez libre, cela suffit pour fonder la morale. » En d’autres termes, il suffit de croire qu’on peut sauter jusqu’à lune pour y être obligé. Que cela suffise pour qu’on en fasse l’essai, si l’on en a le désir, soit ; mais, si l’on s’aperçoit qu’on retombe sur terre, qu’on se blesse et que même on risque sa vie, comment prendra-t-on le devoir pour certain lorsque la force est incertaine ? Une liberté hypothétique ne peut fonder qu’une morale hypothétique : ne sachant pas si je suis réellement libre, je ne sais pas davantage si je suis réellement et catégoriquement obligé. Dès lors, parlez simplement d’une apparence d’obligation, comme vous avez parlé d’une apparence de liberté, et renoncez à prouver l’objectivité de la liberté par le devoir apparent, aussi bien que l’objectivité du devoir par la liberté apparente, si vous ne voulez pas rouler dans un cercle infranchissable. M. Renouvier distinguera-t-il ici, comme Kant, le ratio essendi et le ratio cognoscendi ? Dira-t-il que, dans l’ordre de la connaissance, le devoir peut se poser pour nous comme réel, alors que la liberté demeure simplement apparente ? Nous répéterons : Cela est aussi impossible dans l’ordre de la connaissance que dans l’ordre de l’existence ; croire au devoir, c’est croire indivisiblement et immédiatement au pouvoir ; dès que le pouvoir devient douteux, le devoir devient lui-même problématique.

Ainsi c’est la liberté, sous quelque forme que ce soit, qui est supposée comme condition dans la conscience par l’impératif prétendu inconditionnel. Au reste, M. Renouvier ne voit de liberté véritable que dans le libre arbitre, et c’est à l’apparence du libre arbitre que se ramène pour lui l’apparence de la liberté en nous. C’est cette apparence qui, à l’en croire, suffit au moraliste. « La philosophie aprioriste du droit et du devoir, » a-t-il dit en répondant à une de nos objections, « ne dépend pas du libre arbitre affirmé comme réel… On n’a affaire au libre arbitre que pour son apparence, c’est-à-dire pour un fait inniable en toute hypothèse. Illusion ou réalité, il est constant pour tout le monde que ceux de nos actes pour lesquels il peut être question de droit ou de devoir nous sont représentés comme pouvant en fait se déterminer de deux manières opposées et dont l’une exclut l’autre[1]. Mais il ne s’ensuit pas de là que la notion de l’obligation soit subordonnée à la question de savoir si

  1. Nous retrouveront un raisonnement semblable chez Kant.