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raison se mesure à son utilité, à la fin pour laquelle elle sert et qu’elle revêt simplement d’un caractère général par une « formule abstraite, » nous aboutissons à la morale empiriste des utilitaires. Un utilitaire admettra parfaitement que l’homme doit « se proposer pour fin d’user de la raison, » car, si nous avons la faculté de réfléchir, de comparer, d’abstraire et de généraliser, c’est pour en faire usage, pour soumettre nos passions du moment à une règle et à une règle abstraite. Seulement, que pourra être le but final et concret poursuivi par la volonté ou par le désir, avec l’aide et le contrôle de la raison, sinon le bonheur ? Un utilitaire admettra aussi parfaitement « que nous reconnaissions à autrui une fin semblable, » que nous la respections, que nous la servions tant qu’elle n’est pas incompatible avec la nôtre. — Mais quand elle est incompatible ? — Alors c’est à chacun de choisir et à la société de se mettre en garde contre les choix qui pourraient lui être désagréables. Il y a dans certains cas antinomie entre la fin de l’un et la fin de l’autre, tant il est vrai que le fond de la nature est la lutte pour la vie. M. Renouvier combat énergiquement cette doctrine, et cependant ses propres principes, bien examinés, n’en comportent pas d’autre ; nous allons le voir, lui aussi, s’acculer dans la même impasse que l’utilitarisme : l’opposition de la fin personnelle et de la fin d’autrui, du bonheur personnel et du bonheur d’autrui.

Le premier moteur de nos actes, dit M. Renouvier, n’est pas la raison ; « ce n’est pas non plus la volonté, qui a besoin d’une loi et qui la cherche soit dans les passions, soit dans la raison ; mais c’est la cause finale, principe des passions, le bien en général, le bonheur. La raison n’a pas de prix et ne se fait reconnaître qu’autant qu’elle est supposée lui être conforme et la servir[1]. » Voilà qui est formel, mais qui ne se concilie guère avec l’autonomie de la raison. Au reste, Bentham applaudirait. « Lorsque la loi morale est posée, continue M. Renouvier, il faut que l’agent moral croie qu’elle est bonne, non seulement comme obligatoire, non seulement à cause des sentiments qui le portent à se conformer à son essence raisonnable » (formule trop kantienne), « mais en tant que la plus propre de toutes à assurer le bonheur de celui qui la suit. C’est en vue du bonheur ou du bien en général, c’est-à-dire des satisfactions de tout genre que poursuit la nature sensible, passionnelle et intellectuelle de l’homme, mais considérée universellement, que la raison et le devoir envers soi d’abord, ensuite et plus éminemment la loi morale peuvent exiger de lui qu’il renonce à ce bonheur, à

  1. Ibid, p. 172.