Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 11.djvu/35

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
31
A. FOUILLÉE. — LE NÉO-KANTISME EN FRANCE

pure idée, à un idéal dont on ne saurait vérifier la réalité actuelle et qu’on peut seulement réaliser de plus en plus. Il n’est que juste maintenant de lui renvoyer l’objection, si objection il y a. D’une part, en effet, il admet l’inviolabilité absolue comme réelle ; d’autre part, ses principes semblent rendre cette réalité impossible, puisque ce serait, tout bien considéré, la réalité d’un absolu. Passez en revue nos facultés ; aucune, dans le système criticiste, ne peut avoir le privilège d’être une fin en soi : la passion ne le peut, puisque le criticisme lui refuse la fixité nécessaire pour servir de fondement à la morale ; la volonté ne le peut, puisque pour le criticisme elle est un simple instrument et n’a point d’autonomie ; reste donc la raison, dont M. Renouvier veut faire « notre fin principale » ; mais, en réalité, cette raison n’est elle-même qu’un moyen, puisqu’elle se réduit au pouvoir de réfléchir sur des objets donnés, de comparer, d’abstraire, de généraliser, de calculer : c’est une « mesure », une « règle » ; comment une mesure serait-elle une fin ? comment le marchand prendrait-il pour fin le mètre dont il se sert ? « Si, par la fin de l’homme, dit cependant M. Renouvier, on n’entendait rien de plus que cette fin qui est de s’en proposer une comme être raisonnable, par-dessus toutes celles que comporte la nature sensible et passionnelle (et sans les exclure), ensuite de reconnaître à autrui une fin semblable, de la respecter et de la servir, on rentrerait dans la morale telle que je l’ai exposée[1]. » M. Renouvier profite toujours, on le voit, de l’ambiguïté du mot raisonnable, qui avait un tout autre sens chez Kant que chez lui. Le raisonnable, étant pour Kant un ordre de choses transcendant, pouvait à la rigueur servir de fin, et, étant l’absolu même, de fin absolue ; mais, pour M. Renouvier, « se proposer une fin comme être raisonnable » ne saurait signifier que : se proposer pour fin d’user de sa raison comme de toutes ses autres facultés, et même plus encore que de ses autres facultés, parce que c’est la plus importante. Cette importance, à son tour, aura pour motif soit la perfection, soit l’utilité. Dans le premier cas, nous revenons à l’ancienne morale de la perfection ou du bien, qui prétend mesurer la valeur objective des choses, indépendamment de notre moralité, pour en faire ensuite la règle de notre moralité même. Si c’est là ce que M. Renouvier admet, sa doctrine n’est plus ni kantienne ni originale ; en outre, il faut qu’il nous explique en quoi la raison est supérieure aux autres facultés sous le rapport de la perfection. La tâche n’est pas facile pour qui ne voit dans la raison qu’une faculté de généraliser et d’abstraire. Dans le second cas, si la valeur de la

  1. P. 220.