Page:Ribot - Revue philosophique de la France et de l’étranger, tome 11.djvu/33

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
29
A. FOUILLÉE. — LE NÉO-KANTISME EN FRANCE

genre que le criticisme finit par faire appel pour fonder sa morale. Voyons s’il pourra le justifier mieux que les précédents, de manière à sortir du formalisme kantien sans aboutir à l’empirisme utilitaire.

Dans Kant, le moyen de l’identification entre l’homme et la fin en soi, c’était l’hypothèse que l’homme est absolu dans son fond, dans son essence intime, en soi ; que par conséquent fin en soi, fin pour l’homme et l’humanité-fin sont des expressions équivalentes. De même, raison en soi, raison universelle et raison humaine sont même chose pour Kant. Volonté en soi, volonté universelle et volonté humaine sont encore même chose. Bien plus, raison et volonté sont identiques. Bref, tout s’identifie dans l’absolu. Cette idée de l’humanité comme fin en soi, comme fin pour les autres êtres, comme fin de l’univers, constituait assurément au fond un vrai système de métaphysique spéculative, sur lequel Kant appuyait sa morale comme sur un fondement secret. Faire de l’homme le centre moral du monde, c’est, à tort ou à raison, professer une sorte de métaphysique anthropocentrique analogue aux systèmes d’astronomie qui font tourner le ciel autour de la terre et de l’homme. Tel était, en effet, le postulat renfermé dans la doctrine de Kant : pour que la loi universelle du devoir soit identique à la personnalité humaine prise pour fin, il faut que la personne humaine, dans ses attributs essentiels, soit la fin de l’univers, soit l’univers même en son centre ; personnalité libre et raisonnable = universalité. Pensée profonde peut-être, mais à coup sûr métaphysique. Ce n’est pas le moment de voir si Kant et ses disciples orthodoxes l’ont justifiée ; en tout cas, elle nous semble injustifiable dans le kantisme hétérodoxe de M. Renouvier. En effet, l’homme ne peut être pour le criticisme qu’un ensemble de phénomènes soumis à des catégories toutes formelles : phénomènes et lois, voilà l’univers en général, voilà l’homme en particulier. Le problème qui se pose pour le criticisme, c’est de fonder là-dessus une fin absolue, inconditionnelle, qui, prise comme objet, devienne un impératif catégorique : le devoir, en effet, exige que ce qui est commandé, propose comme fin, ait une valeur absolue ; si une chose n’a qu’une valeur relative, on n’est tenu de la faire qu’autant que l’on veut atteindre la fin pour laquelle elle sert de moyen ; or, selon tous les kantiens et néo-kantiens, le devoir n’est subordonné à rien. « Rien d’extérieur, dit lui-même M. Renouvier, ne peut être opposé au droit et au devoir, à la justice dans sa pureté. Nulle impossibilité ne la touche, elle n’en reconnaît point[1]. » Par conséquent, c’est bien une fin ayant une valeur

  1. Science de la morale, p. 170.