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toutes les précédentes, et qui sera elle-même posée catégoriquement, c’est-à-dire sans condition, sans explication et sans motifM. Janet n’a pas vu, ajoute-t-il, et « je suis vraiment étonné d’avoir à relever une si prodigieuse inattention, que les impératifs moraux qu’il cite et dont il montre la raison, la condition sous-entendue, sont des cas particuliers, des applications particulières de l’impératif catégorique, lequel, en sa formule générale, ne peut être qu’un acte de foi rationnelle, un jugement synthétique à priori… Ce qu’il y a de plaisant, c’est que M. Janet déclare expressément que le devoir de respecter la personne humaine, considérée comme fin en soi, ne saurait être expliqué, démontré à qui ne le sent point… Vous voyez donc bien qu’il y a une espèce d’impératif qui se présente et s’impose à la volonté humaine, sans explication, sans condition, et sans motif. En vérité, il est bien à désirer que les études logiques se relèvent en France[1]. » On voit comment la morale criticiste est elle-même ballotée entre l’empirisme et le formalisme rationaliste. Le fondement de l’obligation y est ou bien empirique ou bien purement formel et gratuit, « sans explication et sans condition. »

La vraie thèse du criticisme, autant qu’on peut la saisir parmi beaucoup d’obscurités et de fluctuations qui ne sont pas non plus toujours très « logiques, » c’est que, si la volonté peut se déterminer pour des objets et des fins, c’est sous la condition de les universaliser, et l’universalité ainsi obtenue n’a plus elle-même besoin de condition et d’explication supérieure : elle est inconditionnelle. Mais alors va se présenter une nouvelle série de difficultés, relatives à la notion même d’universalité.

D’abord pourquoi l’universalité serait-elle quelque chose d’inconditionnel, conséquemment de catégorique et d’impératif ? On pourrait le concéder encore, peut-être, s’il agissait d’une universalité véritable, s’étendant réellement à tous les êtres parce qu’elle s’étendrait au fond même de l’être et exprimerait la réalité absolue. C’est ainsi que Kant se représentait l’universel, comme un moyen d’atteindre indirectement l’essentiel, le réel, le noumène, objet propre de la raison. Mais pour M. Renouvier, faut-il le redire ? la raison n’a pas d’objet transcendant : elle est simplement la faculté de généraliser, et son universel n’est au fond que le général. Dès lors, M. Renouvier tombe tout entier sous l’objection de Schopenhauer, qui reprochait à Kant de parler en morale d’universalité absolue et inconditionnelle quand il n’a le droit d’invoquer que la généralité, que l’humanité connue par l’expérience « Nous ne connaissons pas, dit Schopenhauer, d’autres êtres raisonnables que l’homme, et

  1. Critique philosophique, 23 décembre 1875.