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mène quelconque de chimie mentale qui fait apparaître à l’homme les nécessités sociales comme des nécessités individuelles ? Vrais ou faux, ces systèmes méritent assurément l’examen, tout comme les doctrines qui réduisent le devoir soit à des expériences d’utilité accumulées, soit à un sentiment esthétique et à un amour naturel de l’individu pour le type idéal de l’espèce.

Au lieu de critique, M. Renouvier se borne à une simple constatation de ce qu’est la conscience dans sa constitution actuelle, la conscience de l’homme civilisé, héritier d’une multitude de générations innombrables, façonné par les mœurs et les lois, produit du temps et de l’histoire. « La conscience d’un homme, dit M. Renouvier, ne peut qu’inviter la conscience d’un autre, après avoir constaté ce qu’elle-même constate, à produire ce qu’elle-même produit et à déterminer le vouloir en conséquence[1]. » Constatons-nous donc en nous la loi toute faite, toute inscrite, comme le prétendait Cicéron ? La doctrine du criticisme ne sera plus alors autre chose que la vieille doctrine du spiritualisme classique ou, si l’on préfère, celle des intuitionistes anglais et écossais, qui admettent une intuition morale, un sens moral, une faculté morale, etc. On pourra encore la rapprocher de l’instinct divin, de l’immortelle et céleste voix de Rousseau. Si au contraire nous ne trouvons pas la loi toute faite et si nous la faisons ou produisons nous-mêmes, il faut alors nous dire expressément en quoi consiste cet acte et quelle en est la valeur. Nous devons avoir une claire conscience de ce que nous faisons réellement et surtout de ce que nous faisons librement. Là-dessus, pourtant, le criticisme ne fournit aucune réponse précise. Il se contente d’une sorte d’empirisme analogue à celui des positivistes, qui, eux aussi, constatent dans la conscience des instincts altruistes et des idées désintéressées, puis disent à l’homme Vous naissez avec ces instincts et ces notions ; suivez-les, vous serez des êtres moraux et sociaux.

M. Renouvier, il est vrai, attribue aux idées d’obligation et de justice un caractère à priori ; à l’exemple de Kant, il n’en fait point des intuitions de quelque réalité d’expérience, mais de simples formes rationnelles ou lois de conduite, objets de jugements synthétiques à priori ; malgré cela, c’est toujours de l’empirisme psychologique et moral que de constater en soi des notions prétendues irréductibles lorsqu’on n’en a pas préalablement tenté par tous les moyens la réduction et la déduction. Examinons de plus près ces deux caractères d’à priori et de jugement synthétique que M. Renouvier attribue à l’obligation. D’abord, il n’y aurait de rationnelle-

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