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vements qu’il entraîne : Les affections sont les vrais motifs de nos actions. Il y a seulement des désirs plus forts et des désirs plus faibles : dans la plupart des cas, et indépendamment du plaisir qui s’y trouve attaché, par impulsion native, les penchants sociaux sont les plus forts. Il est conduit ainsi à reconnaître que le dévouement n’est pas un phénomène extraordinaire, fruit de déterminations rares et exceptionnelles, mais qu’il se présente quotidiennement au sein des sociétés dont il fait la vie et se trouve chez les hommes même de la condition la plus modeste, « dès qu’ils s’acquittent de tous les bons offices que leur état leur permet de rendre aux autres : L’héroïsme est de tout état. »

La vertu ainsi comprise se place à son rang dans l’ordre de la nature au lieu d’être obligée pour naître de l’interrompre et de la combattre. En effet, et c’est là la seconde thèse de Hutcheson, être bon, aimer ses semblables, vouloir leur bonheur en un mot, c’est être vertueux. Le bien moral, qu’il oppose parfois maladroitement au bien naturel, se résout au contraire pour lui en définitive dans la prospérité du groupe social auquel l’agent appartient, en tant que cette prospérité est voulue par lui. Ce que la gravitation est pour les systèmes sidéraux, la bienveillance, l’est pour les systèmes sociaux ; c’est elle qui en assure la cohésion et y maintient l’harmonie. Tout devoir tend au bonheur d’autrui ; il n’y a point d’acte moral qui ait l’individu pour fin dernière. La vertu solitaire et n’ayant d’autre fin que soi est une chimère et un non-sens. Ce n’est pas à dire que l’individu doive renoncer à lui-même. D’abord, en aimant les autres, il s’aime lui-même, et, à un point de vue élevé, l’amour-propre peut s’allier avec la bienveillance. « Tout homme est naturellement disposé à aimer son semblable (en tant que tel), à souhaiter du bien non seulement à son individu, mais à tout autre être raisonnable ou sensitif ; et cette disposition est plus forte là où il se rencontre plus de ressemblance dans les qualités les plus nobles. » (2o traité, chap. viii, page 110 de la trad. d’Amsterdam, 1749.) Ensuite, comme membre utile d’une communauté dont il doit vouloir la prospérité, puisqu’elle est la condition du plus grand bonheur de tous, il doit se conserver, se défendre et briguer sans fausse modestie les emplois auxquels son mérite l’appelle ; mais ici encore ce qui justifie ces actes, c’est leur fin sociale. « L’importance morale de quelque agent que ce soit, ou la quantité de bien qu’il procure au public est en raison composée de sa bienveillance et de sa capacité. » La morale moderne peut souscrire sans scrupule à cette conclusion.

La politique de Hutcheson a au contraire considérablement vieilli.