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A. FOUILLÉE. — LE NÉO-KANTISME EN FRANCE

gence, une croyance libre (au sens du libre arbitre) sous la science même. C’est là ce que Kant, pour sa part, n’aurait pas accordé. M. Renouvier, sous le nom de libre arbitre, mêle ainsi le noumène (qu’il croit avoir rejeté) ou, si l’on veut, l’inintelligible et ses mystères, par cela même le non-intelligent à l’exercice même de l’intelligence et à l’élaboration de la science. Au fond, sa prétendue unité des deux raisons demeure un dualisme plus tranché encore que celui de Kant, le dualisme du contingent et du nécessaire. Au lieu de ne voir dans la croyance qu’une science obscure, incomplète, mêlée de passion et d’habitude, il y voit l’acte d’une liberté incompréhensible, agissant sur l’intelligence et la dirigeant où elle veut. C’est là non seulement, à notre avis, multiplier les principes sans nécessité, mais encore confondre les contraires : pour un psychologue, rien au fond de moins libre que la croyance, qui n’est que la part de la passion consciente ou inconsciente dans la connaissance, la part du caractère propre, de l’instinct, de la routine, du besoin et du désir individuels dans la recherche des vérités obscures. La croyance est l’inclination personnelle vers une chose plutôt que vers une autre, inclination qui résulte des hasards de la constitution intellectuelle, c’est-à-dire, au fond, des nécessités de cette constitution. Par exemple, ne sachant où est le vrai chemin, je me lance à droite plutôt qu’à gauche en disant : — Je crois que le chemin est par ici ; — ce choix résulte soit d’un pur concours mécanique de causes, soit d’une préférence secrète ou ouverte pour tel chemin plutôt que pour tel autre. C’est en cette obscure région où règne un mécanisme aveugle que M. Renouvier installe la volonté libre comme premier moteur et première condition de toute science. Ne serait-il pas plus exact de dire que l’ignorance, la passion, le hasard et la nécessité sont l’antécédent de l’intelligence et de la science, le milieu obscur d’où elles émergent peu à peu à la lumière ? Quant au libre arbitre, c’est par simple hypothèse que vous le placez dans cette sphère, puisque, de votre propre aveu, il échappe à la conscience. C’est donc par un pur besoin moral que vous voulez rendre la science même libre à son origine : vous vous appuyez ainsi sur le but, sur la conséquence à laquelle vous tendez ; en d’autres termes, votre philosophie aboutit à un cercle vicieux, tournant de la morale à la science et de la science à la morale.

De cette méthode en quelque sorte circulaire il résulte nécessairement que le principe de la morale sera établi sans critique suffisante, comme un article de foi. Tantôt en effet M. Renouvier le présente lui-même franchement comme tel, tantôt il le soumet à une critique selon nous plus apparente que réelle. Dans sa Revue, il invoque à chaque