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qu’elles éprouvent vis-à-vis de la société dont elles font partie, en sorte qu’une créature bonne est celle qui veut et procure le bien de son groupe ; que cependant cet attachement au bien collectif n’est pas opposé aux intérêts de l’individu, celui-ci ne pouvant être heureux que s’il suit sa nature et participe au bonheur de ses semblables ; que le méchant est malheureux, parce qu’il est séparé de la chaine des êtres, et qu’au contraire l’homme vertueux, qui sympathise avec le génie de l’univers, qui ne fait qu’un avec ses concitoyens dans une même âme nationale, jouit des plaisirs les plus vifs et les plus constants dont notre nature soit capable, parce que les émotions sont d’autant plus fortes qu’elles sont partagées par un plus grand nombre (p. 149-172, tome III, et p. 13, tome I). Il tire de ces prémisses une condamnation discrètement exprimée, mais radicale quant au fond, de la vertu telle que le christianisme l’entend, vertu tout individuelle et toujours intéressée, dans laquelle les amitiés particulières, le zèle pour le bien public et l’amour de la patrie n’occupent qu’une place inférieure. S’élevant jusqu’à la théologie, il apprécie sévèrement non seulement les religions de haine et de vengeance, mais aussi les doctrines suivant lesquelles le bien est le produit de la volonté arbitraire de Dieu, et il insiste sur cette vérité que c’est par la bonté naturelle, par l’amour désintéressé que nous inspire la vie sociale, que nous avons quelque idée de la bonté et de la justice en Dieu. L’âme du monde, le génie de l’univers, n’a point en effet de volontés ni d’intérêts contradictoires et veut le bien de toute créature. Shaftesbury cependant est moins heureusement inspiré quand il examine les conditions psychologiques de la vertu dans l’homme. Tantôt il la fait dépendre de la réflexion, d’une connaissance claire et distincte : 1o de l’avantage public ; 2o de la beauté des actions dans leur rapport avec l’ordre universel. Tantôt il en place l’origine dans les impressions spontanées d’un sens moral sur lequel « les sujets intellectuels et moraux agissent à peu près de la même manière que les êtres organisés sur les sens » (p. 29, tome II). Quoi qu’il en soit, l’histoire ne saurait jeter une trop vive lumière sur une philosophie qui, au début du xviiie siècle, proclame la dépendance de la morale par rapport à la sociologie, fait ressortir avec force le rôle des penchants sympathiques dans la formation et la conservation des sociétés, et rattache la moralité humaine à l’ensemble des phénomènes de la nature, en montrant qu’elle est de même ordre que les sociétés animales. Le caractère noblement naturaliste de la morale et de la politique chez les philosophes que nous allons étudier, leur bel idéal de vertu humaine, puisé dans l’observation psychologique, toutes ces doctrines, en un mot, qui aboutiront dans leur