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A. ESPINAS. — LA PHILOSOPHIE EN ÉCOSSE.

pline. Et voilà dès lors une tribu formée, un public reconnu… » (p. 95, vol. I). Ainsi il ne faut pas opposer ni même distinguer l’état de nature et l’état de société. L’état de nature ne mérite même pas ce nom ; on y suppose l’homme dépourvu de police, exposé à toutes les violences, n’ayant avec aucun de ses semblables de liaison régulière ; une telle situation ne peut se supporter un seul instant ; elle a été nécessairement passagère, si jamais elle s’est présentée : ce n’est pas là ce que l’on appelle un état. D’ailleurs le contrat qui d’après certains auteurs aurait fondé l’état social, n’était possible que si certains sentiments de fidélité et d’affection unissaient déjà les hommes. Enfin l’hypothèse d’un état de nature est radicalement absurde, parce que l’homme tel qu’il est ne peut exister en aucune façon comme espèce en dehors de la société. « La société a commencé avec la propagation, » et dès lors elle est contemporaine de l’homme même. Rien de plus sot que la maxime Homo homini lupus, qui serait, d’après Hobbes, la devise de l’homme naturel ; car « les loups sont bons pour les loups : chez eux, les deux sexes concourent également à nourrir et élever les petits, et cette union subsiste toujours. Ils s’avertissent par leurs hurlements pour s’attrouper, et de là ils vont chercher et attaquer leur proie » (p. 253, t. I). Aucune espèce animale n’a pu, pas plus que l’espèce humaine, subsister sans un commerce mutuel plus ou moins prolongé. Chez quelques-uns, l’union est permanente et figure une sorte de société politique. « Peut-être » même « est-il heureux pour le genre humain que, quoiqu’il y ait tant d’animaux qui se rassemblent naturellement par affection et pour avoir compagnie, il y en ait si peu qui soient forcés ou engagés par certains avantages à se liguer étroitement pour former une sorte d’état… Si la nature avait donné le même système économique (celui des castors et des abeilles) à un aussi puissant animal que l’éléphant par exemple et l’avait rendu d’ailleurs aussi fécond que ces petites espèces le sont ordinairement, le genre humain se serait peut-être trouvé dans de grands embarras. » La société humaine et celle des animaux sont des faits de même ordre (p. 170, III) ; l’une et l’autre sont l’œuvre de la nature, et la différence qu’il y a entre elles n’est due qu’à la supériorité de nos instincts, l’intelligence n’étant à vrai dire qu’un instinct supérieur (voir Hume).

Partant de ces principes, Shaftesbury montre avec succès, conformément à l’intention hautement déclarée de toute son œuvre, que le bien est quelque chose de réel, qu’il trouve dans la prospérité du corps social une valeur objective, et que le beau moral, c’est-à-dire l’ordre, participe à ce caractère ; il établit de même que la bonté dans les créatures sociales résulte des dispositions et des affections