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mels et dégagés de toute considération des buts à atteindre ou des moyens naturels pour les atteindre. Mais il n’en peut être ainsi dans le criticisme, qui ne fait pas reposer la morale sur des noumènes, et qui essaie de s’élever au dessus du formalisme abstrait de Kant en faisant rentrer la morale même dans l’ordre des phénomènes ou de la nature. De cette façon, la dernière apparence de fondement est enlevée à l’opposition, toute mystique d’ailleurs, de la raison théorique et de la raison pratique.

2o  La subordination de la raison théorique à la raison pratique est par cela même inintelligible dans le criticisme et contraire aux rapports naturels de la pensée et de l’action. Qu’il s’agisse de théories métaphysiques dont l’application constitue la morale, ou de théories scientifiques dont l’application constitue un art quelconque, si les idées directrices des actes sont incertaines, les actes n’auront pas le pouvoir de leur conférer un caractère apodictique et catégorique qu’elles n’ont pas. Si la raison pure n’aboutit qu’à des conceptions hypothétiques, la « raison pure pratique », régie par ces conceptions, ne sera elle-même qu’une hypothèse traduite en actes. La seule différence, c’est que la raison spéculative peut rester en suspens sur une question métaphysique, tandis que la raison pratique est souvent obligée de prendre en fait un parti pour ou contre ; mais cette décision, simple expédient pratique, ne communique évidemment pas la certitude aux idées qui ne l’avaient point et de plus elle est elle-même déterminée, quand elle n’est pas purement instinctive et machinale, par la plus ou moins grande probabilité théorique en faveur de tel ou tel parti. Le parallélisme nous paraît donc exister partout entre la spéculation et l’action. Toute science est à la fois pratique et pure, et il n’y a point de connaissance qui ne soit action ou ne tourne en action de quelque manière ; la morale, dans le criticisme, n’ayant plus pour objet des noumènes, ne peut différer des autres connaissances que par son domaine d’application : la mécanique est une application des mathématiques au mouvement et aux machines naturelles ou humaines ; la morale est une application de la psychologie, de la sociologie, de la cosmologie et de la métaphysique à la conduite de l’homme, dans la vie privée ou sociale. Ajoutons qu’elle a, selon nous, ce caractère distinctif d’être une connaissance ou une hypothèse qui s’applique elle-même en se pensant. Mais nous ne voyons partout que des connaissances ou des hypothèses appliquées. Dès lors, le criticisme n’a plus de raison pour maintenir, au sens que nous venons d’indiquer, la primauté kantienne de la raison pratique, la souveraineté de la morale, qui, comme tout le reste, a désormais son domaine dans la nature et non plus