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LA LOGIQUE DES SENTIMENTS

cipline scientifique, à admettre sans réflexion que la logique rationnelle, objective, exacte, s’est produite spontanément, naturellement, et que les logiciens n’ont eu qu’à en extraire leurs règles. Nous avons au contraire, théoriquement et en fait, d’excellentes raisons pour admettre que la logique rationnelle pure est le résultat acquis d’une lente différenciation. Quelque opinion qu’on adopte sur l’origine et l’évolution de l’humanité, il est certain qu’à un moment quelconque la faculté d’inférer s’est manifestée en elle ; mais sous une forme composite et hétérogène. Suscitée et maintenue par des besoins vitaux et des désirs, elle a été d’abord exclusivement pratique, nullement spéculative, et ses premières démarches ont dû être incohérentes et mal assurées[1].

Il convient d’insister sur ce moment primitif où les deux formes de logique, affective, rationnelle, sont si étroitement emmêlées et confondues qu’une séparation possible entre elles n’est pas même soupçonnée : on y voit en raccourci les ressemblances et les différences de ces deux logiques.

  1. Comment la logique s’est-elle formée dans la tête de l’homme ? Certainement par l’illogisme dont le domaine à l’origine a dû être immense. Une quantité innombrable d’êtres qui déduisaient autrement que nous déduisons maintenant a dû disparaître, Cela semble de plus en plus vrai. Celui qui, par exemple, ne parvenait pas à découvrir assez souvent les similitudes pour ce qui est de la nourriture, ou pour ce qui en est des animaux ses ennemis ; celui donc qui établissait trop lentement des catégories ou était trop circonspect dans ses subsomptions, diminuait ses chances de durée plus que celui qui, pour les choses semblables, concluait immédiatement à l’égalité. Pourtant, c’est un penchant prédominant à traiter, dès l’abord, les choses semblables, comme si elles étaient égales — penchant illogique en somme, car en soi il n’y a rien d’égal — qui a le premier créé toute base de la logique. Nietzsche. Le gai savoir, liv. III, § 111.