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LA LOGIQUE DES SENTIMENTS

rêvé, enfermée dans les limites strictes d’une croyance religieuse, la création ne peut avoir la variété d’incidents d’un roman d’amour humain. La matière affective est monocorde : l’amour, toujours l’amour, et la même espèce d’amour ; élans et dépression, périodes d’ardeur ou de sécheresse avec leurs variables degrés : en dehors, il n’y a guère de ressources possibles. Quelle différence avec la position du compositeur génial et vibrant qui a sous sa main tout le clavier des émotions humaines avec leurs nuances infinies !

De plus l’imagination affective, chez les mystiques, a ce désavantage qu’elle ne sort de son état, de fluidité intérieure que pour entrer dans des formes qui l’alourdissent singulièrement. Hallucinations (ou images) visuelles, tactiles, motrices, cénesthésiques : tout cela est découpé ou au moins localisé dans l’espace. À la vérité les hallucinations auditives, les voix intérieures ou extérieures sont affranchies de ces conditions plastiques ; mais les narrations orales ou écrites ramènent aux procédés analytiques et descriptifs de l’art littéraire comparés au vêtement souple et ténu dont la langue des sons enveloppe les sentiments dans la création musicale, les modes d’expression de la création mystique sont bien inférieurs et insuffisants ; parfois même ils la trahissent plus qu’ils ne la servent.

En somme, chez les mystiques, l’amour est la cause de l’invention ; il inspire et soutient les contemplatifs dans leurs spéculations, les actifs dans leurs œuvres de propa-