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L’IMAGINATION CRÉATRICE AFFECTIVE

dispose de nombreux personnages — les instruments de l’orchestre — chacun ayant sa voix propre qui est son timbre, son affinité naturelle avec un sentiment déterminé[1], elle les groupe en familles, les unit, les sépare, les introduit ensemble ou tour à tour. Avec cette matière elle crée des existences musicales ; elle simule des êtres qui parlent, se querellent, s’aiment, se réconcilient, exultent, gémissent, pleurent, éclatent, grondent ou s’apaisent. Elle construit des œuvres étendues, variées, mobiles, mais dont la trame tout entière est affective.

Quoique le vrai musicien imagine par un acte synthétique qui comprend à la fois mélodie et harmonie et qu’il trouve d’instinct la voix instrumentale qui convient à chaque personnage, il est évident que cette forme d’imagination comme toute autre suppose, outre la réflexion et le travail critique, des éléments d’ordre et de composition rationnelle. L’affectivité seule étant, de sa nature, instable et diffluente, ne peut ni unifier ni organiser. Aussi (les cas de virtuosité exclus), le compositeur se guide ordinairement d’après une esquisse ou un programme. Beethoven écrivait le scenario de ses symphonies et même de ses sonates[2]. Interrogé sur le sens de celles en mineur et en fa mineur, il lit : Lisez la Tempête de Shakespeare ; pour l’adagio du quatuor en fa le Tombeau

  1. On trouvera dans le Traité d’Instrumentation de Berlioz des détails intéressants pour le psychologue sur la valeur expressive de chaque instrument : sur ce qu’on pourrait appeler son coefficient affectif.
  2. Je ne parle pas du programme pour l’auditeur, qui n’est le plus souvent qu’une analyse faite par un tiers