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LA LOGIQUE DES SENTIMENTS
moins. Ici, l’émotion spécifique s’affaiblit ; la vie non seulement humaine, mais personnelle domine. Je me laisse aller à des préoccupations actuelles ; puis par moments il me revient des souvenirs d’autrefois accompagnés d’impressions assez vives et d’images visuelles qui me reportent à un temps passé…[1].
Toutefois, je dois à la sincérité scientifique d’avouer qu’une communication d’un homme aussi compétent que M. Combarieu m’est peu favorable. Il m’écrit :
À cette question : Quand vous entendez de la musique symphonique avez-vous des impressions visuelles ? je n’hésite pas à répondre oui, presque toujours :
1o Dès les premières mesures d’une symphonie, selon que ce sont les instruments ténors, les instruments moyens ou les basses qui débutent — les cuivres, les bois ou les cordes et selon l’intensité des timbres, — l’orchestre me donne l’impression d’une
- ↑ Sans l’affirmer, j’incline à croire que tel était le cas de R. Wagner qui, pourtant, d’après les critiques, était avant tout un dramaturge, et comme tel, contraint de voir. Mais lorsque le symphoniste domine en lui, il paraît rentrer dans la règle ordinaire, c’est-à-dire éliminer l’élément visuel. C’est ainsi que j’interprète le passage suivant de son Essai sur Beethoven dont je souligne les passages significatifs : « Sous l’action de la musique, notre vue perd sa puissance au point que nous cessons de voir, les yeux ouverte. Cette expérience, on l’a faite dans toute salle de concert pendant l’audition d’un morceau de musique véritablement prenant. C’est alors le spectacle le plus étrange et le plus laid qu’on puisse imaginer. Si nous pouvions le voir dans toute son intensité, notre attention serait complètement détournée de la musique et nous nous mettrions à rire en considérant les mouvements mécaniques des musiciens et l’agitation de l’appareil auxiliaire d’une représentation orchestrale, sans parier de l’aspect trivial du public. Mais ce spectacle qui occupe uniquement celui qui reste insensible à la musique ne trouble nullement celui qu’elle enchaîne : c’est la démonstration nette que nous ne le percevons plus avec la conscience et que nous tombons, les yeux ouverts, dans un état analogue à la lucidité somnambulique. En fait, c’est dans cet état seulement que nous arrivons à être possédés par le monde du musicien. De ce monde, qui ne se décrit avec rien, le musicien, par la disposition des sons, jette en quelque sorte le filet sur nous ou bien encore il arrose notre faculté perceptive avec les gouttes merveilleuses de ces accords, l’enivre et la rend sans force pour toute autre perception que celle de notre monde intime. »