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constitution. Ceux-ci à leur tour ne doivent rien faire qui altère cet héritage ; autant dire qu’ils sont tenus de ne pas s’imposer de sacrifices excessifs, de ne pas trop subordonner leur propre intérêt à l’intérêt d’autrui. Travailler pour soi-même, c x est travailler en réalité pour le bien commun. Comparez d’ailleurs celui qui sait être égoïste et se tenir en bonne humeur à celui qui se sacrifie au Contraire et compromet ainsi ses forces physiques et morales. Le premier est pour ses parents et ses amis un aimable compagnon ; par sa seule présence, il leur procure plus de plaisir qu’il ne ferait par des efforts positifs pour leur être agréable ; le second est plutôt un trouble-fête ; son apparition suffit pour jeter un froid. De plus, c’est un mauvais système que de se montrer trop généreux ou trop dévoué ; on ne fait souvent par là qu’augmenter et encourager la paresse et l’inertie de ceux que l’on assiste, et l’on se rend soi-même, si le dévouement est poussé à l’extrême, incapable dans certains cas de propager, comme il le faudrait cependant en un sens, l’espèce des gens naturellement dévoués. Ces hommes qui font passer l’intérêt des autres avant leur propre intérêt peuvent-ils se marier, ou, s’ils se marient, à quel âge et comment le font-ils ?

Il faut donc reconnaître toute la valeur de l’égoïsme. Il est juste d’ailleurs de dire qu’on la reconnaît en général assez volontiers, et ceux qui ont le plus souvent à la bouche les maximes d’une charité impraticable ne sont pas les derniers à se montrer fort touchés de leurs propres intérêts. Bien mieux vaudrait proclamer franchement la légitimité de certaines prétentions égoïstes ; on tracerait par cela même la limite au delà de laquelle d’autres prétentions du même genre seraient illégitimes : en même temps que ses droits, on affirmerait ceux d’autrui.

Si l’altruisme dépend de l’égoïsme, en un sens l’égoïsme à son tour dépend de l’altruisme, et l’on peut plaider la cause de ce dernier, prouver qu’il doit avoir le pas sur l’égoïsme, tout comme on a plaidé la cause de celui-ci dans le chapitre précédent. M. Spencer fait voir dans l’évolution, en partant des êtres t les plus humbles, le développement de cette activité désintéressée qui est souvent la condition même d’une conduite égoïste. L’opinion généralement acceptée que l’honnêteté est encore la meilleure politique implique l’expérience générale de ce fait que pour servir ses propres intérêts il faut souvent en sacrifier une partie, de manière à s’assurer avec ses semblables de meilleures relations. Il est bon dans beaucoup de cas, et les exemples abondent, d’identifier son bien personnel avec le bien de ses concitoyens et de rechercher celui-ci autant que celui-là. Notre capacité d’éprouver des plaisirs égoïstes s’épuiserait d’ailleurs, si nous ne nous proposions aussi de goûter des plaisirs de l’ordre sympathique, et ceux-ci deviennent en quelque manière la condition des premiers. Il serait même permis de dire que les plaisirs sympathiques sont jusqu’à un certain point une classe, la plus élevée, des plaisirs égoïstes ; du moins est-il vrai que l’égoïsme est moins complet ou moins goûté lorsqu’il n’est