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analyses. — Herbert spencer. The Data of Ethics.

des plaisirs ce bonheur dont Bentham veut faire la fin immédiate de notre activité, c’est que les peines et les plaisirs n’ont rien d’absolu. Les moralistes en ont fait souvent la remarque, mais ils n’ont pas compris toute la portée de cette relativité de nos sensations et de nos sentiments. Affirmer en effet cette vérité et la bien comprendre, comme le permettent tous les exemples fournis par M. Spencer, c’est affirmer que les plaisirs et les peines dépendent en grande partie de notre organisation et des transformations que cette organisation peut subir. C’est ainsi que certains genres d’activité, d’abord déplaisants, deviennent agréables ; c’est ainsi que les actes, accomplis aujourd’hui par devoir et non sans lutte, doivent se faire un jour spontanément et avec plaisir. L’humanité, à ce point de vue, s’est profondément modifiée depuis l’origine, et il serait déraisonnable de supposer que des changements dans la même voie ne continueront pas à se produire. Ce serait encore mal se rendre compte des applications du principe de causalité que de ne pas avoir foi à ce développement de l’évolution qui doit mettre la nature humaine en harmonie avec ses conditions nouvelles. Le même progrès qui a modelé tous les êtres de telle sorte que c’est devenu un plaisir pour eux de satisfaire aux exigences de leurs conditions d’existence, ne s’arrêtera pas en chemin, et l’idée de vie sociale que nous concevons est bien le terme où ce progrès nous conduit nous-mêmes. Du moment où le plaisir résulte de l’exercice de tout organe adapté à sa fin, il faut nécessairement conclure que le plaisir sera la suite naturelle de tout mode d’action requis par les conditions sociales.

Mais, avant d’agir, il faut qu’un être vive, et, par un corollaire nécessaire, les actes qui servent à maintenir la vie individuelle doivent avoir le pas sur tous les autres et s’imposer avec une autorité bien plus grande. En un mot, la morale doit reconnaître cette vérité, ordinairement proclamée par l’immoralité, que l’égoïsme est antérieur et supérieur à l’altruisme. Or, si cette proposition est confirmée par le spectacle de ce qui se passe autour de nous, elle l’est bien davantage encore par celui que l’évolution de la vie nous présente. Chaque individu doit gagner, par quelque aptitude à remplir les conditions de son existence, son droit à la vie : telle est la loi dans cette « bataille pour l’existence » dont le monde a toujours été le théâtre. Que ceux qui sont mal armés pour cette lutte disparaissent, ou ils auront mille maux à subir, et leurs rares descendants, héritant de leurs imperfections, ne tarderont pas à disparaître. Les supériorités natives se sont perpétuées ; il en est de même des supériorités acquises. Mais les défauts naturels ou acquis se transmettent aussi par hérédité, et les prétentions égoïstes sont ainsi justifiées. Il faut être égoïste pour assurer son propre bonheur, pour assurer en même temps celui de ses descendants, et cette manière d’agir devient ainsi la meilleure manière de contribuer au bonheur général. De tous les biens que des parents peuvent léguer à leurs enfants, le plus précieux est encore une bonne