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de la pure matière ; lors même que la théorie de l’évolution, « cette aventureuse et hardie tentative de la raison, » aurait dépassé les espérances que Kant fondait sur le mécanisme et justifié toutes les promesses des darwiniens d’aujourd’hui, aurait-on pour cela supprimé toute téléologie, et l’antique finalité ne se retrouverait-elle pas sous les noms nouveaux de la concurrence et de la sélection ? Allons même plus loin : supposons que les phénomènes psychiques aient été ramenés aux phénomènes physiques ; que le cerveau suffise à l’explication de la pensée ; que les atomes et leurs propriétés mécaniques soient reconnus scientifiquement la cause de tout le reste : en quoi la vérité métaphysique du matérialisme en serait— elle mieux démontrée ? Comme Rokitansky et Lange l’ont établi à l’envi, il n’en restera pas moins certain que des atomes ne sont que de pures représentations de l’esprit. On aura rattaché les représentations internes du moi à ses représentations externes : mais la formation des unes comme des autres n’en sera pas moins l’œuvre de l’esprit et de ses facultés synthétiques travaillant sur les données de l’intuition sensible ; nous nous retrouverons, en un mot, en face de nos représentations. Or des représentations, celle du moi comme toutes les autres, supposent un sujet qui les produit ou les subit ; quel est ce sujet ? Pour le connaître, il faudrait sortir de la représentation : car la représentation ne peut suffire à s’expliquer elle-même. Mais une telle abstraction nous est impossible ; nous sommes emprisonnés dans le cercle de nos représentations ; le principe de la pensée nous est inaccessible. Nous sommes condamnés à ne pouvoir décider qui a raison d’Aristote, de Descartes, de Leibniz ou de Berkeley, de l’entéléchie, du moi pensant, de la monade ou du pur esprit. Nous savons seulement que nous sommes ainsi faits, que l’idée de l’âme nous sert à ramener à l’unité la multiplicité de nos représentations internes, comme celle du monde à faire la synthèse de nos représentations externes. Mais ces idées sont des principes logiques, non des principes réels ; ils n’ajoutent rien de nouveau à nos connaissances : ils ne font que les relier. Nous demeurons ignorants de la cause dernière de nos représentations ; nous savons qu’il y en a une : nous ne saurions dire quelle elle est. Il nous reste toujours à nous demander d’où vient la sensation, le seul élément de la connaissance qui ne dérive pas de la spontanéité réfléchie du moi. Faut-il, avec Leibniz et Fichte, avec l’école idéaliste tout entière, en faire le produit de notre activité inconsciente ? ou bien le rapporterons — nous, avec le dualisme cartésien et le sens commun, à l’action réciproque de deux principes distincts, la matière et l’esprit ? Kant ne reconnaît pas à la raison théorique le droit de s’engager dans cet obscur problème : il