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On connaît ce refrain d’une souveraine mélancolie : Où sont les neiges d’Antan ? Pour le vulgaire, en effet, le temps passé, c’est ce qui n’est plus. Erreur ! C’est, au contraire, la réalité dans ce qu’elle a de plus concret, c’est l’indéfaisable. Le temps passé, c’est ce qui est ; le reste n’est pas encore, car la réalisation de l’avenir est subordonnée en partie à l’action de la liberté. Le présent n’est pas gros du futur ; il est gros du passé ; il est la somme et, pour ainsi dire, la pétrification de tout le passé. Le temps, c’est un fil sans fin sortant de la quenouille de la fileuse qui n’est pas née et qui ne mourra pas. La quenouille est chargée de l’avenir, et le présent ramasse et serre immédiatement en peloton le fil à mesure qu’il se forme… et le peloton devient de plus en plus volumineux et la quenouille de moins en moins garnie. C’est ainsi que rien ne se perd dans la nature. C’est le présent qui a tout recueilli. Telle est, sous son aspect physique, la signification du complexe et fameux axiome.

Sous son aspect psychique, il a pour expression la grande loi de l’évolution des êtres. Leurs facultés actuelles sont le résultat de l’accumulation de toute l’expérience du passé. L’agent de cette accumulation, c’est la mémoire ou la propriété de la matière organisée de fixer et de s’assimiler la force jusque dans ses plus petites particules, ce qui en rend la transmission possible par voie de division et de copulation. Sans mémoire, pas d’évolution, pas d’expérience, pas de progrès, pas de science. Non seulement la nature ne laisse rien se perdre, elle n’oublie rien. Elle tient note des moindres idées qui éclosent dans la plus humble des intelligences comme des synthèses les plus vastes du génie ; et c’est sur les substances sensibles qu’elle écrit jour par jour, heure par heure ses minutieuses chroniques. Est-ce là une exagération ? On le prétendra peut-être. On m’accordera que, à voir les choses en grand, les espèces sont perfectibles, que le monde progresse ; on conviendra que Newton en savait plus qu’Archimède, et cela grâce à Archimède lui-même. Mais, dira-t-on, de là à concéder que tout se garde, s’accumule et finit par se retrouver un jour sous une forme ou sous une autre, il y a un abîme ! — Ainsi donc, la nature ferait un choix. Il y aurait des choses qu’elle jugerait dignes, d’autres indignes d’être conservées. Mais quelles règles guideraient son choix ? La chute d’une pomme ne nous a-t-elle pas expliqué les cieux ? Les propriétés attractives de l’ambre n’ont-elles pas fait de la surface du globe une espèce de parloir ? Qui nous a donné Newton ? D’obscurs parents et une vieille grand’mère qui a bien voulu élever son enfance. À qui cependant, si ce n’est à eux, est-il redevable de son génie ? Et ce génie, où s’en est-il allé, si ce n’est en nous, non pas d’une manière figurée,