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delbœuf. — le sommeil et les rêves.

j’ose à peine espérer que le lecteur m’aura suivi à travers les méandres de mon argumentation.

Rien ne se perd dans la nature, ni un atome de la matière, ni un moment de la force. Ce principe, qui guide aujourd’hui toutes les recherches scientifiques, nous l’avons étendu et restreint tout à la fois. La nature ne laisse rien se perdre. Elle recueille aussi soigneusement l’étincelle qui tombe avec la cendre d’un cigare que les flots de lumière dont d’innombrables soleils inondent les champs de l’espace. Rien par elle n’est dédaigné ; tout par elle est rassemblé pour servir à des fins inconnues. Mais alors, si rien ne se perd, le travail d’où est sorti tout ce qui a été fait a passé tout entier dans son œuvre. Aucune puissance ne peut obtenir que ce qui a été fait n’ait pas été fait. L’effet ne peut donc reproduire la cause sans gain ni perte. Par conséquent, chaque fois que dans le monde un changement s’opère, chaque fois que le transformable devient transformé, il se produit inévitablement aussi de l’intransformable. Les choses ne tournent pas dans un cercle ; elles ont un commencement et elles ont une fin, un état initial et un état final. Soutenir le contraire revient à dire que tous les possibles sont comme éternellement agités dans un crible par une force inconsciente, que ceux qui sortent des mailles revêtent pour un moment l’existence, puis, disparaissant, redeviennent des possibles et sont remis dans le crible du Hasard ou du Destin. Au fond, une pareille doctrine est le renouvellement de ce panthéisme enfantin des philosophies de l’Inde, pour lesquelles l’univers est un océan qui soulève sans fin ni trêve ses vagues couronnées d’écume, et où se forment sans cesse et flottent pendant quelques instants des infinités de bulles éphémères.

Non ! comme tout changement a pour point de départ un défaut d’équilibre, et pour but et point d’arrivée l’équilibre, comme, d’autre part, de l’équilibre il ne pourra sortir que l’équilibre, aussi bien que le repos et l’homogène ne peuvent engendrer que le repos et l’homogène, la résultante générale de toutes les transformations de forces a une direction unique ; les choses descendent une pente fatale, qu’elles ne remonteront pas. Cette résultante a pour expression le temps, non le temps tel que le conçoit la mécanique, le temps abstrait dont toutes les parcelles sont semblables, le temps toujours et partout présent, qui n’a ni passé ni avenir, mais le temps réel, qui est en dehors de la pensée et indépendant d’elle, qui dirige ses pas toujours dans le même sens, qu’on ne peut concevoir ni plus lent ni plus rapide qu’il est, et dans lequel chaque instant est la condensation de tous les instants qui l’ont précédé. Le temps passé ne revient pas — cet adage contient toute la philosophie des sciences.