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à votre réveil vous dites que vous avez rêvé d’un tel, mais que le personnage du rêve ne lui ressemblait pas. Pareille aventure n’est pas rare dans la veille ; vous avez l’esprit préoccupé d’une personne ; vous vous adressez à une autre qui est devant vous, et vous lui donnez le nom de celle qui vous préoccupe. M. Maury, pour payer un garçon de restaurant, tire de son porte-monnaie d’abord neuf francs, puis un paquet de salsifis portant le contrôle de la monnaie[1]. Il est clair que son esprit a joint ici des images incompatibles, comme on a vu plus haut l’esprit relier des lambeaux de phrases. Si, dans la bouche d’un orateur, j’entendais uniquement les mots suivants : porte-monnaie, neuf francs, salsifis, ma pensée établirait tout de suite un certain ordre entre les idées que ces mots évoquent. Je ne songerai certainement pas à dire que le porte-monnaie contient neuf francs en salsifis ; mais un enfant pourrait l’entendre ainsi, et celui qui dort est plus ou moins enfant.

Une observation toute récente confirmera cette manière de voir. Un jour du mois de juillet dernier le bruit se répand à Liège qu’une houillère est en feu. Ce n’était heureusement qu’une fausse alarme. Ce même jour, quatre élèves avaient passé devant moi d’une manière brillante un examen préparatoire aux études juridiques. Un incident assez émouvant avait en outre marqué la séance. La nuit, je les revois en rêve devant la table du jury ; puis un instant après, je les retrouve aux environs de la houillère en qualité d’ingénieurs. Or, il est facile de voir que ce n’est pas le rêve en lui-même qui les a gratifiés de cette qualité. C’est l’esprit qui, comme il le ferait dans son état normal, suppose naturellement que des jeunes gens présents à une catastrophe produite par le feu grisou sont les élèves des mines.

J’ai lu je ne sais où — c’est peut-être chez M. Wundt — que ce que nous regardons comme un seul rêve en contient vraisemblablement deux, trois ou davantage. Cette pensée me paraît très juste ; ce qui nous fait croire à la continuité du rêve, c’est la persistance d’une même image. Le rêve que j’ai relaté au début se compose en réalité de quatre rêves : la neige, l’espièglerie de mon ami V… V…, la campagne, la forêt. L’enchaînement qu’on y découvre est dû uniquement à la permanence des lézards et de l’Asplenium. Bien mieux ; il est probable que ce sont les lézards dont j’ai rêvé dans le principe qui ont fait réapparaître à mon esprit la gravure du voyage de M. Biart. Quelquefois la suite des rêves se trouve dans un sentiment persis-

  1. Ouvrage cité, chap. VI, p. iii.