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de se croire absorbé, dans une de ses lectures favorites, roman, poésie, science, philosophie, et de se sentir captivé par les beautés du livre qu’il tenait à la main ? Les pages qu’il se figure lire ont-elles, en réalité, quelque mérite ? Cela est possible ; on vient de le voir. Le romancier, le poète, le savant, le philosophe peuvent, dans le sommeil, exercer leurs facultés spéciales. Cependant il n’en est généralement pas ainsi. Depuis longtemps, je me suis attaché à collectionner des phrases tirées de mes lectures imaginaires, et toutes se distinguent par l’absence complète de sens. Une ou deux citations suffiront. Je lisais un livre de philosophie scientifique (encore une habitude !), et je m’émerveillais de la facilité avec laquelle l’auteur élucidait les questions les plus obscures. Je fus interrompu dans ma lecture par le réveil, — que je jugeai même dans le premier moment être venu fort mal à propos, — et j’eus la chance de retenir la dernière phrase, que voici : « L’homme élevé par la femme et séparé par les aberrations pousse les faits dégagés par l’analyse de la nature tertiaire dans la voie du progrès. » Inutile de mentionner cette circonstance que, la veille, j’avais lu une note de M. Plateau sur l’irradiation attribuée par Arago à un effet d’aberration. C’est sur les caractères généraux de la phrase que notre attention doit se porter. On pourra s’étonner à bon droit qu’une suite de mots aussi incohérents offre l’application rigoureuse des règles de la syntaxe. Cette remarque n’a pas échappé non plus à M. Victor Egger, qui, à ce qu’il m’écrit, a fait également une collection de phrases analogues. Tout le monde y reconnaîtra aussi des clichés : l’homme élevé par la femme, les faits dégagés par l’analyse, la voie du progrès.

Comment rendre compte de cette régularité et de cette bizarrerie ? J’ai déjà dit comment les organes chargés d’exprimer la pensée, n’étant plus gouvernés avec fermeté et précision, s’égarent, prononcent de travers certaines syllabes qui en appellent d’autres et vont jusqu’à susciter de nouvelles images. Que l’assoupissement engendre de ces sortes de maladresses, il n’y a rien là d’étonnant. On a vu plus haut une cascade prendre la place d’une façade. Une partie des hallucinations de M. Maury rentrent dans cette catégorie. La distraction, la préoccupation, l’âge, la maladie nous feront souvent dire un mot pour un autre. On se sent alors comme frappé de l’incapacité de trouver les termes propres. On dira : Ôtez les briques, pour Écartez la couverture ! Voilà pour la bizarrerie. Quant à la régularité, voici comment je l’explique. Je pense que l’esprit est guidé par des phrases régulières qui servent en tout ou en partie de patrons, la substitution portant isolément sur les membres qui les composent.