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ne veut pas qu’il ait de système proprement dit, ne lui accordera-t-on pas quelque unité de vues ? Quelle opinion, en somme, le fabuliste nous laisse-t-il de la vie humaine et des mobiles ordinaires de nos actions ? Qu’est-ce, à son gré, que cette « loi naturelle » qu’il invoque avec complaisance ? Est-il plus voisin d’Épicure que de Zénon ? Trouve-t-il sage de rechercher ou de fuir la société ? Lequel lui paraît le plus conforme à la perfection, la vie contemplative ou la vie active ? Est-il indulgent ou sévère à notre espèce ? l’auteur des Maximes lui a-t-il, dans son commerce avec lui, communiqué quelque chose de son pessimisme ? Reconnaît-on enfin dans l’œuvre morale du poète une certaine originalité, ou n’y faut-il voir qu’une exquise illustration de lieux communs ? Tel est à peu près le genre de questions que nous espérions voir traiter dans le chapitre où La Fontaine est étudié comme moraliste. M. Kulpe s’est mis à un tout autre point de vue : il fait le portrait moral de La Fontaine plutôt que l’exposé de ses opinions morales. À cette esquisse, d’ailleurs suffisamment fidèle, il joint l’analyse d’un certain nombre de fables ; il étend là-dessus quelques commentaires qui ne sont pas toujours assez fins pour être parfaitement justes ; et voilà tout. On trouvera peut-être que ce n’est guère.

En revanche, le chapitre suivant, La Fontaine comme philosophe, ne courra pas le risque d’être taxé de superficiel. Notre fabuliste y est méthodiquement interrogé sur l’essence de l’âme des bêtes, sur celle de l’âme humaine, sur la nature de l’instinct et de l’intelligence, et les divers points de cette enquête solennelle sont réglés d’avance par l’auteur. La Fontaine nous y est donné, à propos de la fable Les deux rats, le renard et l’œuf, pour l’adversaire du matérialisme, et l’on nous déclare que, s’il vivait de nos jours, il accuserait vraisemblablement les matérialistes de confondre les catégories logiques de condition et de cause. C’est aussi l’adversaire du transformisme : lire, pour s’en convaincre, La chatte métamorphosée en femme et La souris métamorphosée en fille. Enfin, ç’a été un croyant en même temps qu’un philosophe ; il a vu les justes rapports de la raison avec la foi ; il a compris que la philosophie sans la foi s’anéantit, et que la foi, d’autre part, implique la pensée. Ainsi, anti-matérialiste, anti-transformiste et théologien par-dessus le marché, que manque-t-il à La Fontaine pour être promu métaphysicien de première classe ? Grâce à Dieu, il ne mérite pas cet excès d’honneur. Ni les grands mots, ni les systèmes pompeux ne s’ajustent à la simplicité de son génie. La vérité se montre dans ses fables avec une figure plus humaine. Est-ce à dire qu’il faille voir en lui et le nommer, sans plus, le représentant du sens commun ? Pas davantage. Outre que La Fontaine fait peu d’état de la foule et de ses préjugés, comme le montre notamment la fable Démocrite et les Abdèritains, rien certes n’est moins vulgaire que sa façon de penser. Ne se laisser duper ni par les autres ni par soi-même, ne pas prendre pour navires des bâtons flottants, spéculer jusqu’au point où la clarté manque, savoir douter avec mesure, savoir affirmer avec modestie, si