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ANALYSES. — e. last. Mehr Licht.

se croisent dans le jeu de l’éternel changement. » Ainsi ce sont les sens qui de cette immense agitation dans le silence et dans la nuit créent le monde du bruit, de la chaleur et de la lumière. Ce n’est pas tout : nous ne pouvons penser l’univers qu’en lui appliquant les lois de notre propre esprit. Les phénomènes ne nous sont connus que coordonnés dans l’espace, se succédant dans le temps, s’enchaînant les uns aux autres par le lien de la causalité. Essayez de concevoir un phénomène en dehors de l’espace et du temps qui ne soit soumis à aucune cause : votre esprit se trouble, parce que vous essayez de le faire agir en dehors de toutes les lois de son activité. La fièvre et le délire vous donnent des exemples de cette pensée en dehors de toutes les conditions de la pensée : c’est un chaos étrange et fantastique ; ce n’est plus un monde. L’espace, le temps, la causalité, telles sont donc les lois premières de l’intelligence. Mais de quel droit feriez-vous de ces lois de l’intelligence les lois des choses ? L’espace et le temps ne sont pas des réalités, ce sont des moules dans lesquels entrent les phénomènes pour prendre la forme d’une pensée. Le monde sensible est anéanti ; il n’en reste rien que des apparences enchaînées d’après des lois subjectives. « C’est la Maïa, disent les livres de l’Inde, c’est le «voile de mensonge qui, tendu devant les yeux des mortels, leur fait voir «un monde duquel on ne peut dire ni qu’il est, ni qu’il n’est pas, car il ressemble au rêve, au reflet du soleil sur le sable que de loin le voyageur prend pour une nappe d’eau, à la corde enroulée qui donne l’illusion d’une couleuvre. »

Ainsi s’évanouit l’illusion qui donne naissance au matérialisme ; ainsi se brise le joug de cette philosophie qui s’acharme sur le néant. — En détruisant le monde, ne nous sommes-nous pas détruits nous-mêmes ? Ne sommes-nous pas quelque chose du monde ? Le monde est le rêve d’un rêve, triste rêve, cauchemar de la souffrance et de l’effort, où nous n’avons même plus la consolation de croire à la réalité de notre douleur et de notre amour. — Ne regrettez pas le monde sensible, le monde de la nécessité, de l’espace et du temps. Prévenu de votre illusion, vous pouvez vous y soustraire, soulever, sinon arracher le voile qui vous cache la réalité, vous saisir non plus dans l’illusion, mais dans l’être. Quand nous rentrons en nous-mêmes, quand par la réflexion nous allons jusqu’aux profondeurs de notre nature, nous éprouvons que nous sommes éternels, qu’il y a quelque chose en nous qui échappe à toutes les lois du monde sensible et que rien ne saurait anéantir. Nous sentons que nous appartenons à un monde auquel ne sauraient être appliquées les idées d’espace et de temps, de cause et d’effet, de naissance et de devenir ; nous sommes dans l’éternel, dans l’unité d’un être inconnaissable, qui ne serait plus qu’harmonie, beauté, amour, joie, adoration, effort vers le bien et vers la vérité ! « Le vrai monde est une unité, un tout indivisible, sans limites, éternel, l’expression d’une volonté partout présente, qui n’est soumise à aucune condition de temps, que tout phénomène exprime, et dont rien