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éprouvé le néant de ce monde de la discorde et de la guerre ? En face de la nature, qui ne s’est vu peu à peu envahi, absorbé par elle ? Qui ne s’est dispersé pour un instant dans l’immensité de la mer, et par cet anéantissement contemplatif enveloppé dans l’unité infinie de l’Être éternel ? Qui n’a trouvé dans la pitié, dans cette douleur de la douleur des autres, la conscience de n’en être pas distinct ? Qui donc, devant la tombe ouverte d’une personne aimée, se sentant mourir de cette mort, dans le déchirement de son être n’a éprouvé qu’on le divisait, qu’on l’arrachait de lui-même, que l’espace et le temps sont des illusions, le monde présent une apparence et la séparation par la mort un mensonge ? Tant qu’on pleurera, tant qu’on aimera, tant qu’on souffrira, le même besoin métaphysique sollicitera les âmes. Puisque la religion est impuissante aujourd’hui, à la philosophie « revient la mission de donner aux hommes une doctrine qui ne soit plus en désaccord avec la raison et qui satisfasse au besoin métaphysique et à la morale ».

D’après l’auteur, cette philosophie, qu’attend l’humanité dépourvue, n’est plus à faire ; elle est faite. Kant et Schopenhauer ont la gloire d’avoir sauvegardé la science en supprimant le matérialisme, et ouvert une libre carrière aux ambitions les plus hautes de l’esprit.

La doctrine est simple et peut se résumer en une formule très nette : le monde tel qu’il nous apparaît, le monde sensible n’est qu’une illusion, un songe dont les diverses images s’enchaînent et se reproduisent avec régularité ; la chose en soi, la réalité vraie, une, éternelle, infinie, ne peut être que pressentie par la conscience et la réflexion et n’a rien de commun avec les phénomènes enchaînés dans l’espace et le temps selon les lois de la nécessité. Gomment anéantir le monde sensible ? Comment sortir de ce rêve, si c’est un rêve ? La critique de l’intelligence est le choc qui doit nous éveiller à la vérité.

D’abord notre perception par les sens est entièrement subjective ; nous ne connaissons pas les objets eux-mêmes, nous connaissons les modifications intérieures qu’ils causent en nous, nous n’atteignons pas directement les choses, nous ne pouvons devenir la conscience de ces choses, nous ne pouvons sortir de nous-mêmes, nous échapper de notre pensée. Qu’est-ce que cette table par exemple ? Une possibilité de sensations de couleur si je la regarde, de résistance, si je la touche, de son, si je lia frappe. Or nous n’avons pas le droit de faire de nos sensations des réalités. L’image du monde externe ne se forme en nous que grâce à l’appareil compliqué des organes sensibles qui modifient ce qu’ils reçoivent. Qu’est-ce que la chaleur ? qu’est-ce que la lumière ? Pour le vulgaire, des forces irréductibles, analogues à nos sensations ; pour, le savant des transformations du mouvement, sans rapport aucun avec ce que nous éprouvons. La physique et la physiologie prouvent indiscutablement que nous ne percevons pas ce qui est. « Le monde des couleurs réside dans l’œil, il est le produit de notre vision ; supprimez l’œil, le monde est une masse sans lumière, sans couleur, un mécanisme étrange, énorme, où des millions de forces mouvantes