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ANALYSES. — e. last. Mehr Licht.

« l’enthousiasme désintéressé du combat pour le bien général ? » L’auteur en appelle encore à l’esprit national, qu’il veut gagner à sa cause. Lamarck, le précurseur de Darwin, est un Français ; Darwin est un Anglais ; que les Français et les Anglais se déclarent pour la théorie de l’évolution, passe encore ; « mais nous autres, Allemands, qui avons « l’honneur de posséder deux philosophes comme n’en possède aucune autre nation, nous qui pouvons appeler Kant et Schopenhauer nos maîtres nationaux, depuis longtemps nous devrions avoir recueilli leur héritage. » Volontiers, l’auteur procède ainsi d’enthousiasme ; il oppose à la théorie de l’évolution comme une vérité évidente, la théorie de la volonté de Schopenhauer, et parlant de M. Hæckel, il écrit : « Il est presque incroyable qu’un savant qui connaît Kant et le cite n’ait pas accepté sa théorie de la connaissance. »

Ce n’est pas à dire que les arguments sérieux fassent défaut. Le matérialisme repose sur cette idée que le monde est dans sa réalité tel qu’il nous apparaît par l’intermédiaire des sens. On oublie que Kant a prouvé que la connaissance n’est possible qu’à certaines conditions imposées par la nature même de l’esprit ; on oublie que nous ne sommes pas les choses elles-mêmes, que la pensée est un rapport entre le sujet et l’objet, entre l’esprit et ce qui y pénètre du dehors ; on oublie que nous ne connaissons la nature qu’en lui appliquant les lois de notre entendement, qu’à vrai dire nous ne voyons pas la nature en elle-même, dans son principe et son essence, mais seulement un résultat, un rapport, où s’unissent deux termes : le monde et l’intelligence. Ce que nous percevons par les sens, dit-on, voilà ce qui est positif, réel et vrai ; soit. Mais on parle sans cesse de matière ; qui jamais a perçu la matière par les sens ? On dit : La matière, c’est ce que je vois, ce que j’entends, ce que je touche. Que désignez-vous clairement par ces mots ? des sensations de couleur, de son, de résistance ? Mais la cause de ces sensations reste inconnue, et la preuve c’est que pour la désigner vous êtes réduit à une expression indéterminée : ce que je vois, ce que je touche. Mais qu’est-ce que cela que vous touchez ? Vous n’en savez rien, ni moi non plus. L’auteur a raison : « La matière est une idée (ein Gedachtes) aussi bien que l’esprit et que Dieu ; c’est une pure abstraction ; on peut dire avec tout autant de vraisemblance : Il y a un Dieu qui a créé et qui conserve le monde, et la matière existe et elle se meut. » Le matérialisme est condamné par la conscience morale et la raison.

Ainsi la religion est vaincue ; elle n’est pas remplacée, et dans le cœur de l’homme survivent les besoins qui lui ont donné naissance. Quelle âme, dans un silence passager des désirs égoïstes, oubliant la lutte pour la vie, dégagée pour un instant des limites de la personnalité, n’a vu s’ouvrir devant elle, l’espace et le temps s’étant anéantis, l’infinité du monde dans sa saisissante obscurité ! Qui donc, s’étant heurté brutalement à la douleur, ne s’est senti comme réveillé de la vie présente et, dans une aspiration vers la paix et l’harmonie, n’a