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Spinoza ait écartée. Avant même d’écrire l’Éthique, dans ce traité récemment découvert que M. P. Janet vient de traduire, Dieu, l’homme et la béatitude, le rigoureux logicien, fidèle encore à la pensée cartésienne sur bien des points où il l’abandonnera bientôt, n’hésite pas à combattre la théorie du libre arbitre[1]. Il semble que chez Descartes cette théorie soit une applique, une pièce rapportée, qui même s’adapte assez mal au reste du système. On ne veut pas dire que Descartes ait eu conscience de cette indépendance de son système vis-à-vis de sa théorie du jugement et que, de propos délibéré, il ait introduit dans sa métaphysique, pour rendre la morale possible, un principe qui la contredisait. Mais plutôt il aura été, dans sa jeunesse, vivement frappé et séduit par les mérites intrinsèques, par l’évidence et la haute valeur morale de la thèse stoïcienne. Cette vérité, considérée comme acquise, aura survécu plus tard à l’effort héroïque qu’il tenta pour se débarrasser de ses anciennes croyances. Cédant alors à ses habitudes invétérées, considérant l’action que nous exerçons sur nos pensées comme une vérité qu’on ne discute plus, et le libre arbitre comme un fait d’expérience, il a été naturellement amené à comprendre cette liberté à la manière des stoïciens. Elle lui revient fort à l’esprit lorsque la suite de ses méditations le met en présence du problème de l’erreur : elle lui fournit un expédient heureux pour se délivrer de cette question, qu’il se croyait, surtout pour les raisons théologiques[2], obligé de résoudre. — Voilà pourquoi cette théorie de la liberté, au lieu d’être exposée directement et pour elle-même, comme il semble que son importance l’exigerait, est présentée obliquement comme par hasard, à l’occasion d’un autre problème. C’est aussi parce que cette théorie n’occupait qu’une place secondaire dans son système que Descartes ne lui a point accordé beaucoup d’attention et ne s’est point préoccupé de chercher si elle pouvait se concilier avec le reste de sa métaphysique.

Il va sans dire qu’à nos yeux cette inspiration stoïcienne, qu’on peut suivre à travers le système de Descartes, ne diminue pas l’originalité du philosophe. Précisément parce que la théorie de la croyance libre n’est pas une partie essentielle du système, la gloire de Descartes peut subsister tout entière, comme le cartésianisme, même si on lui retire le mérite de l’avoir découverte. Il a eu du moins celui d’en comprendre la valeur et d’essayer de l’introduire dans sa philosophie.

Victor Brochard.
  1. Ch. XV (Paris, Germer Baillière, 1878).
  2. Lett. XLV, p. 126.